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Malgré la guerre
Publié le 13 mars 2022 par Jlk
Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)À la Maison bleue, ce dimanche 13 mars. – Je ne me sentais pas très bien ce matin, non pas tant physiquement que psychiquement, juste réveillé en face du portrait de Lady L. qui me regardait de son air un peu mélancolique je sentais le froid et le poids du ciel, je voyais un bout de ciel gris et je pensais à la colonne immobile de soldats russes aux portes de Kiev, puis je me suis fait un café grande tasse et j’ai repris la lecture de Comment réaménager notre Russie où tout de suite Soljenitsyne dit tout ce qu’on peut dire aujourd’hui de sensé contre la tentation de l’Empire sous peine d’effondrement - sauf que c’était en 1990, et maintenant je ressentais presque physiquement cet effondrement en cours, je me sentais faible et cependant fort de cette faiblesse partagée qui constituait notre douceur, avec ma bonne amie; sur quoi, revenant de nourrir les pigeons de l’arrière-cour, j'avise le livre de Quentin sur la table de la chambre de devant, je me dis une fois de plus que le titre apparemment imbécile de ce recueil de poèmes, Pourquoi je suis communiste, doit être plus qu’un gag de provocateur à la con - connaissant mon Quentin je ne suis pas loin d’en attendre quelque chose, et je le cueille donc au passage, après quoi j’y entre et là c’est plus que de la surprise : c’est exactement où je me trouve ces jours que je me retrouve là-dedans, comme dans une chambre avec ses corps indiscrets et tout de suite offerts, et cette voix, la voix de Quentin que j’ai tout de suite perçue dans la bousculade de son premier livre, ce mélange d’intimité et d’extérieur clair et net, et l’amour, l’amour qui n’est pas aimé tout de suite entre les signes de l’amour physique et psychique intensément ressaisi par le verbe concentré et décapé ; et me rappelant mon trouble à notre première rencontre, à La Désirade, en présence de Lady L. qui ne perdait pas un mot de notre murmure, de l’autre côté de la pièce – mon trouble devant son étrange strabisme, je tombe justement ici sur ces lignes : « Ce sont tes défauts /Qui me font /Encore / Pleurer parfois / Ce sont tes défauts / Qui se tissent à mes rêves / Ce sont tes défauts /Auxquels je suis resté fidèle », et là je sens , je sais que je vais lire ce recueil tout ce dimanche, j’envoie quelques mots à Quentin via Messenger pour lui dire que je suis avec lui vu qu’il est avec nous et avec les soldats de la colonne immobile, là-bas aux portes de Kiev, avec les enfants titubant dans les ruines de Marioupol – avec le souvenir de Nazim Hikmet que je lisais à dix-huit ans et qu’il fait revivre ici – oui c’est cela peut-être que d’être communiste aujourd’hui, par delà tous les slogans et les postures imbéciles, au sens profane de la communion des saints des cathos - Quentin qui dédie son recueil à sa grand-mère chrétienne défunte -, et tout à l’heure je vais vérifier à La Désirade que les petits lascars se portent mieux que les Tatars de Crimée, etc.