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Josef Winkler / L'Ukrainienne ( extraits )

Publié le 25 mars 2022 par Angèle Paoli
Josef Winkler / L'Ukrainienne ( extraits )

L'Ukrainienne est un témoignage saisissant. Celui d'une jeune ukrainienne, arrachée à sa terre natale en mars 1943 et transférée de Kiev jusqu'en Autriche pour le travail obligatoire en Carinthie.
L'écrivain autrichien Josef Winkler, installé pour quelques mois dans la ferme où vit depuis trente-huit ans Nietotchka Vassilievna Iliachenko, a recueilli son histoire. Qui s'étire depuis sa toute jeunesse passée dans son village natal de Doubynka jusqu'au jour de leur rencontre à la ferme Niederstarzer. En passant par le récit de la déportation de Nietotchka dans un wagon à bestiaux. Alors âgée de quatorze ans, la jeune fille quitte sous la contrainte son village natal de Doubynka et arrive, un mois plus tard, dans une ferme de Carinthie où elle s'apprête à passer le restant des ses jours. Séparée de sa mère, Hapka Davidovna Iliachenko et, provisoirement de sa sœur, Lidia Vassilievna Iliachenko, Nietotchka retrace, pour l'écrivain Josef Winkler, sa lointaine vie d'autrefois et sa vie nouvelle, commencée en Carinthie un 7 avril 1943 ; elle revit par le récit les souffrances endurées tout au long de son enfance puis de son adolescence. La séparation d'avec les siens, sa mère, notamment, héroïne malgré elle, dont la figure aimante et protectrice est centrale, la rudesse de leur vie en Russie dans ces années de violences et de misère, les grandes famines des années 30-31, infligées à la population résistante par les dictateurs du Kolkhoze. " Dans cette période ", raconte Nietotchka, " la famine en Ukraine a causé la mort de six ou sept millions de gens. Ma mère racontait que, dans certains villages ukrainiens, les filles et les garçons étaient raflés, carrément abattus et mangés ... "
L'Histoire de Nietotchka Vassilievna Iliachenko est encadrée par un premier récit - " La chambre de la goton " - dans lequel l'auteur évoque, en 1981, les circonstances de sa rencontre avec l'ancienne déportée ukrainienne, devenue la servante des fermiers Niederstarzer- leur goton- convertie au protestantisme pour pouvoir épouser le fils du fermier. Suit - " La déportation " - dont le récit retrace les péripéties auxquelles l'enfant puis la toute jeune fille a été assujettie, puis celui de son travail et de sa vie à la ferme. Au récit central, particulièrement dense et bouleversant, vient s'ajouter un choix de lettres adressées par Hapka Davidovna Iliachenko à ses filles. " Lettres d'Agafiya à ses filles Lidia et Valia ". Une vingtaine de lettres en tout, qui s'étirent de 1957 à 1974, année du décès d'Hapka Davidovna Iliachenko.
Nietotchka Vassilievna Iliachenko ne se doutait pas un instant, au moment où elle a été arrachée à sa mère, qu'elle ne la reverrait plus. Elle ne se doutait pas non plus qu'elle abandonnerait son identité pour devenir Mme Valentina Steiner.
Josef Winkler a rassemblé ses prises de notes sous la forme d'un récit unique. L'Ukrainienne. Le récit a été publié en 1983 un an après la publication de son roman Langue maternelle (1982)

" Ce jour-là, ça devait être début mars, Lidia et moi, nous avions chaulé l'intérieur de notre maison, la maison construite par Hapka et Vassili. Avant d'aller dormir, nous avons posé nos vêtements sur le dossier de la chaise. Nous n'avions pas de chemise de nuit, nous dormions seulement avec une tunique. Nous nous étions endormies, Lidia et moi. A deux heures du matin, on m'enfonce dans les côtes le canon d'un fusil. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu un policier ukrainien. Il m'a dit de me lever. Lidia était déjà habillée, ma mère aussi. Ma mère pleurait. Sans doute que je n'avais rien entendu, je devais dormir profondément. Le policier m'a donné un coup de pied dans les côtes avec le canon de son fusil, sinon je ne me serais sûrement pas réveillée. J'ai dû me lever et m'habiller. Ils avaient avec eux un autre homme capturé dans le village, pendant ce temps-là ils étaient allés dans la maison d'à côté chercher ce voisin et ils l'avaient ramené chez nous. Évidemment, tous, nous pleurions, c'était un spectacle affreux. La femme du voisin, celui qui avait aussi été capturé, est entrée et a demandé si elle pouvait dire deux mots à son mari dans la pièce d'à-côté. C'était la grande pièce où Lidia et moi dormions sur la paillasse et ma mère près du poêle. Les policiers ont donné à la femme la permission de parler encore une fois seule à seul avec son mari. Les policiers craignaient que Lidia, ma mère et moi, nous décampions, et ils nous surveillaient. J'étais encore en train de m'habiller [...]

Après, les policiers ukrainiens nous ont emmenées. Ma mère hurlait, elle appelait mon nom en pleurant, mais ça n'a servi à rien, les policiers nous ont conduites à Tchornobai. Tchornobai était à environ trente kilomètres de Doubynka. D'autres prisonniers, venant d'autres villages, attendaient déjà à Tchornobai. Pour l'instant, de Doubynka, il n'y avait que Lidia et moi à avoir été capturées. Visiblement, les autres s'étaient enfuis, on les avait perdus. Le lendemain, ma mère est venue nous voir à Tchornobai, c'est là que j'ai vu pour la dernière fois ma Maty. Elle ne m'apportait pas de vêtements, non, elle avait à la main mon livret scolaire. Elle croyait que je continuerais à aller à l'école, ici en Autriche, c'est pour ça qu'elle m'apportait mon livret. J'y pense souvent. Dire qu'elle avait pensé à ce livret ! Ce n'est sûrement pas toutes les mères qui y auraient pensé ! Et puis elle nous apportait de l'eau-de-vie et à manger. Elle nous apportait de l'eau- de- vie en espérant qu'avec ça nous pourrions corrompre un gardien qui nous laisserait sortir du camp et rentrer chez nous. Elle nous a donné deux litres d'eau-de-vie. Je n'ai même pas pu dire adieu à ma mère comme il faut, je ne devinais pas encore que nous nous voyions pour la dernière fois, je croyais que je pourrais échapper aux Allemands encore une fois. Mamo, Mamo, не плачте, я втечу від німців, не плачте, Mamo. Ne pleurez pas, Mamo, je reviendrai, je leur échapperai, aux Allemands, ne pleurez pas, Mamo, je disais à ma mère. Нi, Нетoчka, я тебе вже бiльше не пoбaчу. Дiти мoï, дiти !
Non, elle a répondu en larmes, Nietotchka, je ne te reverrai plus. Mes enfants ! Mes enfants ! criait ma mère quand le wagon à bestiaux s'est ébranlé.

Josef Winkler, " La déportation " in L'Ukrainienne, Éditions Verdier 2022, pp.190,191,192.

Josef Winkler / L'Ukrainienne ( extraits )

Une lettre d'Ukraine.

Je vous salue, mes enfants Valia et Yakov et mes petits-enfants. Que Dieu vous accorde bonheur et santé et succès dans vos vies. J'ai reçu votre lettre, merci beaucoup. Je suis encore en vie, mais la santé n'est plus là. Dieu merci, j'ai l'aide des voisins. Merci à Maroussia et Marfa, elle m'ont envoyé des gilets, des foulards et du tissu pour un costume et d'autres colis. Et Aliocha, le fils de l'oncle Petro, et sa femme Galia m'aident, j'ai assez à manger. Ce sont de bonnes gens. Si Dieu veut, nous aurons un hiver doux. Il ne fait pas froid et la neige fond déjà. Lida m'écrit qu'elle veut venir te voir cet été. Elle ne peut pas venir me voir car elle est à court d'argent. Je ne vous reverrai plus, ma santé est trop faible. Mes enfants, que mon coeur est lourd, mon Dieu! Ma Valia, je te vois dans mes rêves, quand tu étais enfant. Cela me fait si mal.

"Lettre d'Agafiya à ses filles Lidia et Valia" in L'Ukrainienne, pp. 241, 242.

Josef Winkler / L'Ukrainienne ( extraits )

Josef Winkler, L'Ukrainienne, traduction de l'allemand (Autriche) par Bernard Banoun, Éditions Verdier, janvier 2022

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Josef Winkler / L'Ukrainienne ( extraits )

© Sophie Bassouls / Getty Images

La note de l'éditeur Le Monde des livres France Culture

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