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À nous la peur !
Publié le 28 mars 2022 par Jlk
… C’était un dimanche matin radieux dans « un décor de rêve », le rose idéal d’un cerisier en fleurs se reflétait dans l’eau stagnante couleur d’ambre de l’étang du jardin chinois, la rumeur lointaine de la ville ne troublait en rien l’atmosphère du lieu et du moment, bref tout était à la sérénité zen ce matin-là, et pourtant je ressentais comme une sourde anxiété, comme une vague inquiétude, toute personnelle d’abord, mais débordant ensuite de toute part comme une sorte de gaz imperceptible que j’ai associé à un sentiment intime et général de peur… …Mais peur de quoi ? Peur de me retrouver dans trois jours, une fois encore, sur une table d’opération ? Peur d’affronter je ne sais quel constat médical après examen de mes artères coronaires ? Peur de dépendre du geste d’un praticien précédé de la meilleure réputation, dans l’une des cliniques les mieux outillées et les plus performantes de nos régions ? Peur d’y rester alors que j’ai encore tant de projets et de raisons de vivre au milieu de ceux que j’aime et qui m’aiment ? Pétoche de gamin alors que Lady L. a toujours défié et dénié cette faiblesse, sauf une fois – et moi peur de quoi ? Peur de la douleur ou de la mort : même pas, juste peur……Or c’est ce que manifestait, tout pareillement, hier soir sur Youtube, cette tête de chien à grands yeux intense de présence et d’effroi que figure Vladimir Fedorovski, vraiment pas du genre à s’alarmer pour rien, lui qui «en a vu d’autres» – comme on dit, lui qui vient de la guerre par son père et sa terre d'Ukraine, lui qui est Russe de langue par les siens et plus que russe : citoyen d’Europe démocratique et du monde par son œuvre de diplomate-historien et d’écrivain, lui qui a travaillé à l’effondrement du Rideau de fer et à une meilleure entente entre Russes et Européens - ce Vladmir qui sait d’où vient et craint de savoir où pourrait aller l’autre Vladimir, ce Poutine enfant de la rue familier des violences dès sa jeunesse et judoka autant que joueur d’échecs et espion dans l’âme; ce même Fedorovski qui évoquait hier soir la vie à venir de ses enfants et ses petits-enfants et clamant sa peur en nous prenant à témoins - et me voici dans ce « décor de rêve » à trembler à mon tour pour mes enfants et mes petits enfants en me rappelant le dernier téléphone du vieux militant anti-nucléaire Théodore Monod qui me disait ses raisons à lui, cet autre soir de la dernière année de sa vie, d’avoir peur du cretinus terrestris»……Lorsque je lui demandai un jour, dans sa petite maison de sorcière des bords de la Maggia, quel était selon elle le mobile récurrent des crimes de sang, Patricia Highsmith me répondit sans hésiter : l’humiliation, et Vladimir Fedorovski, hier soir, est revenu à son tour sur ce thème de l’humiliation, s’agissant de la Russie que les Alliés occidentaux ont eu la stupidité, combien injuste, de ne pas associer à la commémoration du Débarquement en Normandie, et ensuite, invoquée par Poutine, la relégation de son pays à un rôle secondaire correspondant à la myopie naturelle ou cynique des Américains - et d’insister sur l’analogie de la détermination psychorigide de Poutine et du jusqu’auboutisme de Staline, incessamment réhabilité par celui-là dans la révision de l’Histoire russe fondant sa vision du monde, et bien sûr on se rappelle alors l’humiliation de l’Allemagne après le funeste traité de Versailles, motif de relance d’un terrible ressentiment dont le souvenir devrait nous faire trembler de peur au lieu d'attiser la haine… …Dans sa récente lettre ouverte intitulée Pour votre, et notre liberté, l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine stigmatisait le « dictateur » Vladimir Poutine en l’accusant de semer la douleur et la haine dans les cœurs, qui y resteraient plantés bien après sa disparition, lui reprochant aussi de frapper d’infamie tout un peuple. « La Russie d’aujourd’hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes» relevait-il à juste titre, parlant en écrivain, donc en homme sensible plus qu’en analyste froid ou en idéologue partisan, avant d’ajouter sur la même ligne : « La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d’expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l’ordre à un peuple d’en tuer un autre ? La littérature, c’est ce qui s’oppose à la guerre, la vraie littérature traite toujours du besoin d’amour de chacun de nous, et non de la haine »…… Sur quoi je me rappelle qu’il faut être au moins deux pour « faire la haine », selon l’affreuse expression de Mauriac dans son Nœud de vipères, et malgré mon adhésion personnelle à la vision combien légitime et noble de Mikhaïl Chichkine, j’entends aussi, ce soir, la mise en garde de Vladimir Fedorovski sur le danger d’une polarisation unilatérale des fauteurs de haine - rejoignant le parler-vrai et les constats de l’ex-colonel suisse Jacques Baud, super-expert des choses militaires et du renseignement décryptant depuis des lustres les mensonges des États, des médias, des agents d’influence et des idiots utiles – qui devraient nous inciter à plus de mesure et de justice dans nos attaques contre la seule Russie ou le seul Vladimir Poutine, même si celui-ci apparaît aujourd’hui comme le principal agresseur… … Enfin je lis ce soir, dans notre tabloïd local, telle diatribe à convulsions sentimentales de ce cher Jean Ziegler, mon imprévisible vieil ami se retrouvant soudain sur la même ligne que Joe Biden, son vieil ennemi de jadis, pour déclarer Vladimir Poutine «criminel de masse», tandis que tel chroniqueur à tout faire y va sans vergogne de son trémolo à lui pour affirmer que le mieux serait que Poutine « finisse découpé en morceaux », mais qui parle de haine ? Alors que tout un chacun, après s’être proclamé expert en pandémie, devient spécialiste incontesté de l’Ukraine et de psychopathologie poutinoïde, je m’en remets, plus qu’aux démagogues et autres pacifistes à la petite semaine: aux pacificateurs soucieux d’empêcher le pire, etc.