Another woman

Publié le 31 mars 2022 par Les Alluvions.com
Gens d'ici ou bien d'ailleurs
C'est la flamme
Qui enflamme sans brûler
C'est le rêve
Que l'on rêve sans dormir
Un grand arbre qui se dresse
Plein de force et de tendresse
Vers le jour qui va venir
C'est l'histoire d'un amour éternel et banal
Qui apporte chaque jour tout le bien, tout le mal
Avec l'heure où l'on s'enlace
Celle où l'on se dit adieu
Avec les soirées d'angoisse
Et les matins merveilleux

Histoire d'un amour, compositeur Carlos Eleta Almaran (1955)

Le dernier chapitre du livre magnifique de Murielle Joudet, titré "La locataire", ne porte pas sur un film de John Cassavetes, mais sur un des derniers grands rôles de Gena Rowlands, offert par un autre New-Yorkais, Woody Allen. Dans Another woman ( Une autre femme), en 1988, elle interprète une brillante professeur de philosophie, Marion Post, qui a sous-loué un appartement dans le centre de la ville pour écrire un nouveau livre. Il se trouve que le mur de séparation d'avec le cabinet d'un psychanalyste comporte une bouche d'aération par laquelle on peut entendre les confessions des patients. Pour ne pas être dérangée, Marion recouvre la grille à l'aide de deux coussins, se remet au travail et finit par s'endormir à sa table. Un coussin ayant glissé, elle est réveillée par une voix féminine et elle est vite saisie par le récit qu'elle surprend : "Je me suis réveillée au beau milieu de la nuit. Les heures ont défilé, je voyais des ombres bizarres. J'ai commencé à avoir des pensées troublantes sur ma vie... Elle ne me paraissait pas réelle. Une vie basée sur le mensonge, et pleine de mensonges fortement ancrés en moi que je ne saurais vous dire qui je suis réellement. [...] Pendant un instant, c'était comme si un voile s'était levé et que je pouvais me voir clairement." " Dans un champ contrechamp, décrit Murielle Joudet, la caméra passe de Marion à la grille d'aération, puis elle revient sur Marion, mais cette fois-ci à la faveur d'un lent panoramique, comme si la voix de la patiente et le visage de la locataire étaient désormais liés, en rapport. Et il faut se fier à ce que l'on voit à l'image : de l'autre côté du mur, juste une voix, qui interrompt le récit maîtrisé de Marion pour lui substituer son exact opposé : celui, éploré et angoissé, d'une femme qui cherche ses mots et sa vie. Et ce qu'on voit dans le plan, sur le visage de Rowlands, c'est que l'autre femme est dans sa tête." (p. 327)


Cette scène est le point de départ d'une complète remise en question chez Marion : le désarroi de Hope, la jeune femme en cure (Mia Farrow), " fait écho au sien, le retrouve là où il était : enseveli sous le récit officiel. [...] Ce qu'elle est, ce qu'elle fait, ce qu'elle a : tout sera balayé au profit d'une autre version de Marion, plus cabossée, moins triomphante. C'est que la Reine des femmes a oublié d'intégrer le raté à sa partition, et qui se rappellera à elle par les multiples face-à-face avec d'autres femmes, et surtout, par cette étrange psychanalyse indirecte que sa voisine lui impose à travers le mur."(p. 331)

Je n'ai jamais vu Une autre femme, et la médiathèque ne le possède pas. Dommage. En attendant de me le procurer, je me plonge dans d'autres films, pour assouvir cette soif de cinéma qui me dévore en ce moment. Je ne pense plus à Allen lorsque je choisis dimanche soir de regarder Deux Moi de Cédric Klapisch, sur France 2. Je ne l'ai pas vu à sa sortie en salles, je laisse l'histoire venir à moi, celle de deux trentenaires affrontant leur solitude et leur difficulté d'être dans deux appartements contigus, mais n'appartenant pas au même immeuble et disposés de telle manière que, même postés au même moment sur leur balcon, ils ne peuvent se voir. Ils ne cessent ainsi de se croiser sans se reconnaître tout au long du film, et l'on devine bien que la rencontre va se faire mais elle ne cesse d'être différée. En fait, elle ne sera possible que quand l'un et l'autre auront déjà dépassé les obstacles intérieurs qui les rendaient aveugles au monde.

Malgré tout, en quelques points nodaux du film, le contact s'établit. A travers un petit chat blanc recueilli par l'un puis par l'autre, mais aussi (Klapisch s'est-il inspiré ici de Woody Allen ? impossible de le savoir) à travers une chanson interprétée par Gloria Lasso que Mélanie (Ana Girardot) écoute dans son bain, que Rémy (François Civil) entend par une bouche d'aération de son propre appart, et qu'il va rejouer un peu plus tard, à la grande surprise de Mélanie. L'aller-retour du chant ( L'histoire d'un amour) préfigure la rencontre à venir. Dans un entretien, Klapisch revient d'ailleurs sur sa place dans le film : " Alors que le constat le plus apparent dans les médias est de penser que nous vivons dans une période de tensions, de dépressions, de haine et de conflits apparents. J'ai senti que justement dans ce genre de période il fallait parler du besoin d'amour. Pourquoi même quand tout va mal, il reste toujours cette envie profonde de rencontre et cette " force d'attraction " ?... C'est ainsi que j'ai eu l'idée de décrire le long parcours parfois chaotique qui amène à une rencontre. Ce film c'est comme dans la chanson de Gloria Lasso, c'est " l'histoire d'un amour " ou plus précisément la préhistoire de " juste avant l'amour ", étudier ce qui se passe juste avant une rencontre..."

Autre point commun essentiel avec le film de Woody Allen : la place éminente de la psychanalyse. Rémy et Mélanie consultent chacun de leur côté, dans des cabinets à l'atmosphère très différente, Camille Cottin d'un côté pour Mélanie, François Berléand de l'autre pour Rémy (les deux psys se rejoignant d'ailleurs également à la fin du film à l'occasion du départ à la retraite de Berléand, qui aura fait émerger auparavant le problème principal de Rémy, le deuil non accepté, le déni de parole de ses parents à la mort de sa petite soeur Cécile, à sept ans, d'un cancer précoce - cancer qui est au centre des recherches de Mélanie, qui travaille dans un labo explorant la voie de l'immunothérapie).

Murielle Joudet insiste bien dans son essai sur la grande attention que Woody Allen porte aux espaces de vie de sa ville. Les acteurs l'intéressent bien sûr mais il s'intéresse encore plus, selon ses propres dires, à l'ensemble du cadre. : " Plans larges, travellings, lents panoramiques sont les outils d'un artiste cherchant à capturer l'esprit des lieux : jamais des personnages ne se sont autant émerveillés d'une vue, d'un parc, d'un vieux cinéma, ou tout simplement d'habiter New York." On pourrait écrire presque la même chose de Klapisch, qui voulait aussi avec ce film faire un nouveau portrait de sa ville natale, Paris qui change et qui demeure. Il a ancré sa fiction dans le Xème arrondissement, dans la perspective de Montmartre et du Sacré-Coeur.

New York, Paris. Il se trouve que le new-yorkais Edward Hopper est venu vivre à Paris en octobre 1906. Installé 48, rue de Lille, il écrit à sa mère : " Je ne crois pas qu'il existe sur terre une autre ville aussi belle que Paris, ni un peuple qui apprécie le beau autant que les Français ". " Du coin de sa rue, écrit Catherine Guennec/ Jo Hopper, il pouvait apercevoir le Sacré-Coeur, ce grand "vaisseau blanc" "flottant au-dessus de la ville" ou "cette grosse meringue" bouchant le ciel de Montmartre." Il s'éprend de Félix Vallotton, d'Alfred Marquet, découvre Manet, Renoir, Degas, et peint en plein air à la manière des impressionnistes, des tableaux où déjà les êtres humains se font rares.


Il y a un plan du film souvent repris dans les articles critiques, parce qu'il en exprime bien la thématique de la solitude, que je ne peux m'empêcher de mettre en rapport avec un des tableaux les plus célèbres de Hopper, peut-être son tableau préféré, selon Catherine Guennec, à savoir Second Story Sunlight, créé à Cape Cod entre la fin août et la mi-septembre 1960.

Second Story Sunlight , Edward Hopper, 1960, © Whitney Museum of American Art, New York

Bien sûr, il ne s'agit pas d'une stricte copie, et je ne crois pas une seconde que Klapisch a songé à Hopper en composant son plan, mais dans les deux oeuvres les personnages regardent vers l'extérieur depuis leur balcon sans rien partager. L'excellent site Artifexinopere propose une intéressante analyse du tableau de Hopper, où il serait comme une variante de Sea Watchers (1952) où le peintre aurait décalqué la composition femme/homme en une composition vieille femme/jeune femme.

Selon l'auteur du site, si l'on regarde à plat, en faisant abstraction de la perspective, "les deux femmes apparaissent maintenant séparées, chacune devant sa maison. Même la terrasse commune se révèle une illusion perspective : ce que le tableau montre réellement, ce sont deux rambardes disjointes."

Ces deux femmes ne seraient-elles pas en somme comme Marion et Hope, les deux femmes du film de Woody Allen, proches et lointaines (le modèle unique de la peinture n'est-il pas Jo, la femme du peintre ?). Oh, il y aurait bien sûr beaucoup d'autres choses à dire, mais je finirai aujourd'hui par le dernier paragraphe du livre de Murielle Joudet, si juste et émouvant :

"Finalement Marion écrit, travaille, se concentre et avance, mais pas tout à fait comme au début. Elle n'a pas retrouvé son état de quiétude initiale, on sent autre chose : qu'elle s'est levée et s'est assise juste à côté de la femme qu'elle pensait être. Cette efficacité triomphante, cette assise inébranlable, ce n'était pas une image juste : des femmes et des hommes qui travaillent, écrivent, qui aiment et sont aimés. Pouvoir aimer et travailler, ce n'est pas un dû, ça ne vient pas au réveil, c'est un prodige de chaque jour, qui nous arrive au bout d'un tunnel de folie et d'épuisement. C'est un spectacle qu'on prépare, qu'on apprend, qu'on répète et qu'on rejoue - qu'on rate aussi - soir et matin, avec les autres."