Rue Chair et Foins de Gérard Noiret
Lecture de Gérard Cartier (*)
Le 22 mars 2022
Mon cher Gérard,
Merci pour l'envoi de ton recueil, qu'ayant eu le tort d'ouvrir pour le flairer j'ai lu aussitôt, contrairement à mon habitude, en abandonnant celui que j'avais commencé - on publie encore trop de livres obscurs, ou arides, ou entortillés que, par excès de conscience, on se fait un devoir de lire jusqu'au bout. J'ai retrouvé avec plaisir dans Rue Chair et Foins (quel titre étrange ! comme on dit "Rue Sambre et Meuse" ?) les pages d' En passant, que j'avais chroniqué en son temps, et je me suis demandé si tu avais repris tel quel l'ensemble publié par Obsidiane en 2019 - je n'ai pas pu le vérifier, ma bibliothèque étant encartonnée pour encore plusieurs mois.
Dans la partie nouvelle, " Un beau désordre ", qui ouvre le recueil, j'ai retrouvé ta voix, celle du précédent recueil, immédiatement reconnaissable (surtout si on t'a entendu lire) et la même manière, une poésie énergique, née de la réalité (y compris de la réalité sociale la plus crue), et tendue par la pensée. Mais m'a frappé ici une certaine proximité avec la poésie de Jean Follain (tu y fais d'ailleurs une claire allusion en intitulant un poème : " Proche de Canisy "), à commencer par la première page, magnifique :
MUSIQUE DES RUES
Assise, elle appuie à cru
l'instrument sur ses cuisses
et quand la mélancolie étire puis comprime
le bandonéon, ses genoux suivent...
Si bien qu'on associe
les plis de sa chair intime,
les craquelures du soufflet en cuir
et les froncements de l'âme,
aux accents du tango.
J'ai cru y reconnaître certains poèmes : ne les aurais-tu pas lus lors du Festival de poésie de Trois-Rivières, au Québec, en 2014 ? Ce que le sous-titre : " (2006-2018) " rend plausible, comme la mention de ton titre sur un " livre pauvre " écrit de ta main pour la bibliothèque d'Achères.
Dans la grande diversité des thèmes abordés (chaque poème est un petit monde), ce recueil est donc d'une grande unité quant à la forme et à l'écriture. S'il me fallait définir plus précisément celle-ci, je dirais que tu procèdes souvent au rapprochement de réalités à priori éloignées, entre lequel le poème fait passer un courant rapide, comme entre les pôles d'une bouteille de Leyde. Je me rends compte en écrivant ceci que c'est justement la méthode prônée par les surréalistes, dont tu es pourtant très éloigné. Car ce n'est pas le hasard qui produit ces rencontres fortuites, et ce n'est pas aux fins de provoquer le fameux " stupéfiant image " ; elles sont chez toi le fruit d'une observation aiguë de la réalité et c'est la raison qui les rapproche ¬- celle de l'auteur, celle aussi du lecteur, qui doit jouer sa partie pour déclencher le foudroiement qui est en puissance dans tes poèmes, en s'aidant des titres, jamais anodins ou gratuits, qui contribuent à les éclairer.
Le 23 mars 2022
Merci beaucoup de ta lecture. Après Autoportrait au soleil couchant, en 2011, j'ai attendu longtemps de trouver une structure de livre différente et une tonalité autre avant de republier. Depuis Le pain aux alouettes en 1982, j'ai toujours obéi à cette contrainte.
Les poèmes de la première partie se sont accumulés au fil des ans. C'est l'invitation des organisateurs du Festival de Trois-Rivières au Canada qui a tout relancé. Comme on nous demandait de préparer des lectures de 3 minutes, j'ai mis au point les " poèmes verticaux ". Quelques vers, quelques mots par vers, un grand silence entre eux, un sourire ambigu. Cela a tout relancé. À partir d'eux, j'ai comme réinterprété les textes de ce qui est devenu la première partie, Un beau désordre, et j'ai décidé de finir avec l'accélération et le rapport autre au silence d'une quarantaine de ces poèmes verticaux.
Lorsque François Boddaert m'a proposé une publication dans sa nouvelle collection, je n'ai pas hésité, je lui ai confié cet ensemble en lui donnant pour titre En passant. Cela m'a permis d'affiner encore mon travail. Si mes précédents livres ressortent de ce que je nomme une poésie du politique, Rue Chair et Foins propose une poétique du sourire. Un sourire qui doit beaucoup aux haikus et au sfumato, et peut-être à l'âge.
Pour ce qui est du surréalisme, il est à l'origine de mon parcours. Je m'en suis éloigné mais... disons dialectiquement. Dans les années 70, il a bouleversé mon univers. Par la suite, bien sûr, j'ai suivi d'autres voies, avant que ce que j'ai appelé " le langage profond " me fasse rompre avec toutes mes années et mes lectures d'apprentissages. Contrairement à ce qu'on peut croire, le rapport à Follain est plus une question d'hommage que d'influence. Exister est un des livres que j'ai relu le plus de fois, avec Stèles de Segalen, La prose du Transsibérien de Cendras, Le Roman inachevé d'Aragon, et La sorcière de Rome de Frénaud.
Gérard Noiret, Rue Chair et Foins, Tarabuste, 2022 .