Quelques cercles sur le banc de bois jaune

Publié le 04 avril 2022 par Les Alluvions.com
"Il ouvrit ses livres et les feuilleta. Il lut ses cahiers et ses vieux devoirs. Il ouvrit la trousse de cuir vert qui avait servi à ses deux cousines. Elle contenait une vieille règle mâchonnée, trois crayons de couleur sans mine, un crayon noir, un stylo cassé rafistolé avec de l'albuplast, un rapporteur de plexiglas, une gomme usée, un compas. Il traça quelques cercles sur le banc de bois jaune. Puis il remit le compas dans la trousse, et la trousse, les livres, les cahiers, dans le cartable."

Georges Perec, Les lieux d'une fugue in Je suis né, Seuil, 1990.

Dimanche 3 avril. Premier dimanche du mois, c'est le jour de la brocante de l'avenue des Marins, la brocante magique. Je m'y rends en voiture, et sur le temps court de ce déplacement, je tombe sur la fin de l'émission Talmudiques de Marc-Alain Ouaknin. Celle-ci s'intitule Les fantômes de l'Histoire, et l'invité est l'écrivain Camille de Toledo. J'ai écrit ici sur son dernier livre Thésée ou la vie nouvelle, en novembre 2020, mais trop peu : le volume est encore empli de marque-pages, dont je ne suis plus très sûr de savoir exactement leur raison d'être, à l'époque j'ai été entraîné, comme cela se passe souvent, sur d'autres pistes et je ne suis jamais revenu sur mes pas. C'est donc avec plaisir que j'écoute ce bout d'émission, qui a l'air d'être consacrée surtout au roman graphique que l'auteur a réalisé avec le dessinateur Alexander Pavlenko, Le fantôme d'Odessa.

L'homme sur la couverture est l'écrivain Isaac Babel, né à Odessa le 12 juillet 1894. En mai 1939, dénoncé par l'ancien chef du NKVD, Nikolaï Iegov, pour avoir dénigré Staline en privé, il est incarcéré à la prison de la Loubianka. Il y sera interrogé et torturé durant huit mois avant d'être exécuté le 27 janvier 1940, sur ordre de Staline. Une mort qui ne sera annoncée à ses proches qu'en 1953.Je me promets de lire bientôt cette oeuvre, dont je ne connais rien.

Je me gare sur le parking d'Aldi et entame mon périple, remontée par l'ubac de l'avenue, que le soleil n'atteint pas et où les exposants se gèlent en ce matin hivernal. Et très vite, un clin d'oeil à Bambi avec ce livre de la Bibliothèque verte, Jody et le faon, de M.K. Rawlings (attention, ne pas confondre avec J.K. Rowling, la créatrice d'Harry Potter). Un best-seller (titre original, The Yearling) qui obtint en 1939 le prix Pulitzer et fut adapté au cinéma en 1946 avec Gregory Peck dans le rôle du père et Claude Jarman Junior (le fils de John Wayne dans Rio Grande de John Ford), dans le rôle de Jody Baxter, un adolescent dans une Floride encore sauvage.

Encore une histoire de biche tuée : ici le Tueur est Gregory Peck. La notice Wikipedia complète le synopsis :" Désireux de recueillir le faon orphelin, Jody arrive à convaincre ses parents, particulièrement sa mère au tempérament difficile. Mais au fil des mois, l'animal devient de plus en plus incontrôlable et détruit les cultures de la ferme. Jody doit alors se rendre à l'évidence et accepter une décision douloureuse."

La dernière fois, en mars, c'était comme si les bouquinistes avaient boudé la brocante, à peine si j'avais pu dégoter un volume, un beau il est vrai, Partir de Blaise Cendrars, en Quarto. Aujourd'hui, c'est carton plein, ou plutôt sac à dos plein. Je ne vous fais pas la liste. Dans le lot, une curiosité (pour moi, en tout cas) qui m'a d'une certaine manière fasciné : le Manuel de Tir du Canon de 75, modèle 97, des éditions Charles-Lavauzelle. Paru en pleine Occupation, en 1942 (l'année de sortie de Bambi, tiens), approuvé à Vichy le 21 décembre 1941 par le Général Picquendar, chef d'Etat-Major de l'Armée. Le même Picquendar dont les circulaires du 27 mars 41 donnent le signal de l' internement des soldats juifs d'Algérie (déchus de leur nationalité française par la révocation du décret Crémieux) qui commencent à rejoindre le camp d'internement de Bedeau, où ils seront occupés à casser des cailloux à la masse. Une bien belle page d'histoir e.

Le manuel de tir du canon de 75, la star des canons français, c'est 280 pages d'instructions très techniques à l'écriture serrée, une foultitude de schémas, de tableaux, de feuilles de calcul, d'exemples pratiques, de subtilités mathématiques au service de la mort. Une mort absente du texte prolixe, fort de 532 paragraphes. La mort et l'angoisse provoquée par l'artillerie qu'il faut chercher, par exemple, chez Genevoix : "17 février 1915 - Toujours la même chose : des vols d'obus lointains, des tonnerres lourds, et tout près, rasant nos têtes, la voûte forcenée des 75. La tranchée a l'air creusée par elle, comme par un pic monstrueux ; la terre ne cesse de fumer, dans une moiteur de blessure fraîche ; et sur cette terre bouleversée des éclats brillent, allument des lueurs nettes et méchantes, se pressent autour de nous sans vouloir s'éteindre encore et retomber enfin à l'immobilité des choses. L'espace est plein d'éclats vivants. On les entend qui ronflent, sifflent, ronronnent et miaulent ; ils frappent la glaise avec des chocs mats de couteaux, heurtent la voûte tintante qui durement les rabat, en des stridences exaspérées. [...]

19 février - Les obus tombent; tout se réduit à cela, qui dure, qui ne s'interrompt jamais. Il y a des instants où l'on a peine à concevoir cette réalité continue, cette persistance prodigieuse du vacarme, ce tremblement perpétuel du sol sous de tels coups multipliés, et cette odeur de l'air, suffocante, corrosive, et ces fumées toujours écloses et dispersées, écloses encore ici ou là, quelque part où on les voit toujours.
Manger ? Dormir ? Cela n'a même plus de sens. On a peut-être très faim et très soif ; on a peut-être sommeil. De temps en temps, on grignote quelque chose, un vieux morceau de sucre grisâtre trouvé au fond de la musette, une bribe de chocolat suintante, saupoudrée de miettes de tabac. On ne dort pas, j'en suis bien sûr. [...] "

Depuis un mois, c'est sur l'Ukraine que s'abattent les bombes, sur Marioupol, Kharkiv, Kyiv et tant d'autres villes. Tiens, sur le même stand que le manuel de tir, que vois-je ? un prospectus sur Kiev, qui date des années soviétiques.

Impossible de trouver une date sur le document, mais nous nous trouvons bien à l'époque de l'URSS flamboyante, qui essaie de développer un tourisme avec sa compagnie Aeroflot et son agence Intourist qui se vante de proposer ses services dans 100 villes, un séjour idéal dans les meilleures stations de la Mer Noire, Sotchi, Yalta et Odessa, dans les villes d'eau, du camping dans les " cadres pittoresques du pays", des voitures en location et la chasse dans le Caucase du Nord, en Azerbaïdjan et en Sibérie. On se frotte les yeux en lisant l'invitation à visiter la cité de Kiev, " cité-jardin, cité-musée, ravissante en toutes saisons".

En redescendant l'avenue, du côté ensoleillé, je craque sur un compas qui me transporte de l'autre côté du monde, un magnifique compas argenté fabriqué à New York (New York sur laquelle je comptais écrire le prochain article, ce sera donc après celui-ci), compas acquis par un certain Maurice Viveau, en janvier 1908, habitant à Château-du-Loir (c'est écrit à la plume à l'envers du couvercle de la boîte).

En lisant dimanche soir Je suis né, un recueil de textes de Georges Perec paru en novembre 1990, je tombe sur ce passage d'un entretien avec Franck Venaille sur le travail de la mémoire :

" Je vais commencer avec Robert Bober un film sur Ellis Island, c'est une île à New York, près de la statue de la Liberté. C'était le centre de triage des émigrants de 1880 à 1940. Il y a je ne sais pas combien de millions d'Européens, surtout des Italiens, des Juifs russes et polonais qui sont passés par cet endroit, transformé depuis en musée. C'est donc un peu le creuset de l'Amérique et nous allons faire un film qui sera une évocation de ce mouvement que ni Robert ni moi n'avons connu (puisque nous sommes restés en France) mais que nous aurions pu connaître, qui était quelque part inscrit dans notre possible, puisque Robert Bober est venu de Berlin et que mes parents arrivaient d'une petite ville près de Varsovie. C'est donc un travail sur la mémoire et sur une mémoire qui nous concerne, bien qu'elle ne soit pas la nôtre, mais qui est, comment dire ! à côté de la nôtre, et qui nous détermine presque autant que notre histoire. " (pp. 85-86)