Georges Perec, Les lieux d'une fugue, in Je suis né, Seuil, 1990, p. 23.
Je finissais l'article précédent sur cette image du cercle reliant Est et Ouest, Orient et Occident, Odessa et New York, Babel et Perec, image suscitée par la fugue de ce dernier, à onze ans, sujet d'une nouvelle écrite en 1965, puis d'un film (le seul entièrement réalisé par Georges Perec, en 1978, et monté par sa compagne Catherine Binet). Un épisode de sa vie qu'il avait complètement oublié et qui lui revint en mémoire, dit-il au début du film, soudainement, vingt ans plus tard, en se promenant dans le marché aux timbres des Champs-Elysées.
Georges Perec - Les lieux d'une fugue
Est-Ouest. L'écrivain ukrainien Yuri Andrukhovych débarque à New York pour rendre visite à celui qu'il nomme Le Long, une sorte de grand frère, autrefois étudiant comme lui à Lviv, parti aux States avec sa femme et sa fille après la fin de l'URSS. En 1998, il le retrouve à Manhattan : " Manhattan est d'une beauté particulière, une partie de basket parfaite où le paysage et l'architecture se passent la balle. Sa situation est à proprement parler fantastique : une bande de terre rocailleuse quelque peu allongée entre deux fleuves puissants à leurs extrémités, c'est-à-dire à leur jonction, et ensuite, l'océan. Et Central Park en plein milieu de cette création - une réplique pure de la nature vivante." ( Lexique de mes villes intimes, Noir sur Blanc, 2021, p. 211) La traduction est-elle exacte ? Je ne peux en juger. Central Park, réplique pure de la nature vivante ? Création en tout cas, indubitablement, car en 1850, le terrain proposé à l'achat était encore recouvert de marécages, parsemé de gros rochers et occupé par de nombreux squatteurs. Philippe Conte, dans un article de l'Express, paru en 2003, explique bien que " Central Park est né parce que New York était un cloaque. Au milieu du XIXe siècle, 350 000 âmes damnées s'entassaient au bas de Manhattan dans des taudis sans air ni sanitaires. La moitié des enfants mouraient avant 5 ans du choléra et de malnutrition. Dans la cohue de Broadway, avec ses égouts à ciel ouvert et son magma de calèches, la métropole naissante frisait la thrombose."
Les travaux, commencés en 1857, après un concours gagné par l'architecte-paysagiste et journaliste Frederick Law Olmsted et l'architecte britannique Calvert Vaux, durèrent dix-neuf ans. Pardonnez la longueur de la citation qui suit, mais Philippe Conte raconte ça très bien :
"Calvert l'Européen était marqué par les scènes rurales du vieux continent, mais plus admiratif encore devant les peintures allégoriques de l'école américaine des peintres de l'Hudson. Il entrevoyait son Central Park comme une galerie de tableaux vivants, dédiés à une nature idéalisée.
Tant de poésie exigeait plus qu'un pinceau: Olmsted et Vaux ont recouru aux explosifs pour concasser 300 000 mètres cubes de rochers, enterrer des kilomètres de drains géants afin d'assécher les marais, avant d'y déverser près de 3 millions de mètres cubes de terre importés par péniches de l'autre rive de l'Hudson ou livrés par des milliers de tombereaux venus du Connecticut. Encadrés comme des fantassins par des adjudants horticulteurs venus d'Autriche, 1 500 ouvriers trimèrent quatorze heures par jour pour planter un demi-million d'arbres. Olmsted, surveillant maniaque des travaux, s'est longtemps félicité que l'entreprise n'ait coûté la vie qu'à cinq hommes. Rien n'arrêtait le progrès, et le paradis promis ignorait les contingences, fussent-elles financières: achevé en 1869, vingt ans après le premier coup de pioche, il aura coûté 15 bons millions de dollars, l'équivalent d'un demi-milliard actuel.
Pour ce prix, le double de celui du rachat de l'Alaska par les Etats-Unis, les créateurs s'en sont donné à coeur joie. Au détour de la Ravine, à l'est du parc, peu de visiteurs savent qu'ils traversent la reproduction exacte d'un tableau du peintre Asher Durand, Kindred Spirits, hommage aux forêts des monts Catskill, proches de New York. Plus loin, la vue de la Bethesda Terrace s'inspire des oeuvres de Thomas Cole et de Jervis McEntee, beau-frère de Calvert Vaux. [...] Pour éviter l'enfer urbain, Olmsted le visionnaire a enterré les voies transversales est-ouest. Les routes, comme des échangeurs modernes, se superposent et ne se croisent jamais. Leur tracé épouse aussi sa philosophie réformiste. Central Park, l'utopie, devait rassembler toutes les classes sociales de la ville dans un même flux harmonieux, sans pourtant nier les différences. Aujourd'hui encore, le sentier pédestre longe sur des kilomètres l'ancienne voie équestre et la route du parc, parce qu'Olmsted souhaitait qu'ainsi le peuple des piétons puisse admirer les calèches, les montures et les atours des bourgeois. Le spectacle devait élever l'âme du prolo, "le civiliser par l'exemple, et l'encourager à l'effort et à la vertu"." (C'est moi qui souligne)
Central Park ne serait donc pas pure réplique de la nature vivante, mais bien plutôt pure réplique d'une représentation picturale de la nature. Le tableau de Asher Durand est un hommage à Thomas Cole, père fondateur de l'école de la vallée de l'Hudson, mort en 1848. " Le paysage, écrit l'historien Simon Schama ( Le Paysage et la Mémoire, Seuil, 1999), réunit de façon fictive deux des sites favoris de Cole, les chutes de Kaaterskill et Catskill Clove, noyés dans une lumière dorée rayonnante . il s'agit d'un inventaire exhaustif de ses symboles et emblèmes les plus fréquents. L'arbre brisé du premier plan signifie le décès prématuré de Cole ; les sapins toujours verts son immortalité ; l'aigle qui vole vers l'horizon, c'est l'âme délivrée du corps ; la corniche rocheuse en équilibre, la précarité de la vie ; la rivière, c'est le voyage de la vie, dont Cole avait fait le thème de l'une de ses plus ambitieuses peintures allégoriques." Juste avant, Schama avait désigné Asher Durand comme le patriarche du sous-bois, et rappelait qu'en 1840, lors d'un voyage en Grande-Bretagne, il avait décidé de ne pas devenir pasteur pour "pouvoir réfléchir sans contraintes sous la voûte élevée des cieux" : " Ses célèbres "Lettres sur le paysage", publiées dans The Crayon, étaient sorties l'année même où il exposait In the Woods (Dans les bois), qui comptait aussi des bouleaux inclinés les uns vers les autres comme une ogive. C'était l'illustration parfaite du transcendantalisme dilué qu'il prêchait dans ses essais : la nature américaine tout entière était la voûte qui menait au divin."
On pourrait suivre Schama sur ces chemins interprétatifs d'une grande richesse (et j'aurai, j'espère, l'occasion d'y revenir), mais retrouvons Andrukhovych entrant dans Central Park à la hauteur du Muséum d'histoire naturelle, où l'on dirait, tout au moins au départ (ensuite ça se gâte), qu'il est porté par le souffle spirituel des peintres de la Hudson River : " Le parc était un paradis terrestre aux heures vespérales. Je sortais sur les bords rocailleux du lac pour me rendre compte que les canards étaient toujours là. L'air était gorgé de l'odeur tenace de l'herbe, c'est-à-dire de la fumée, comme si on n'était plus à New York, mais quelque part à Amsterdam, ou pour le moins à New Amsterdam. Les associations haschichiennes ne pouvaient pas ne pas ressusciter John et Yoko : d'abord je suis arrivé sur Strawberry Fields avec le mot magique d'"IMAGINE" et, dès lors, sur le fantastique immeuble Dakota. Pour plus de sensation, il manquait Mark Chapman, avec un pistolet et un volume de Salinger dans les poches - séparément, le pistolet et le bouquin./ Depuis, je peux dire que j'aime vraiment New York."
Avec la mort de John Lennon, tombé sous les balles du revolver 38 Spécial Charter Arms de Mark Chapman, résonne tristement la mort de Georges Perec, évoquée à la page 196 du récit de Robert Bober, Par instants, la vie n'est pas sûre (P.O.L, 2020). Robert Bober avec qui, je le rappelle, il avait réalisé les Récits d'Ellis Island , tourné en 1979 et diffusé en 1980. C'est dans le même paragraphe à la fois léger et funèbre qu'il est question de Central Park.
"Le 19 février, nous avons déjeuné dans un bistrot en bas de chez lui. Son pantalon tenait avec une belle paire de bretelles qu'il venait de s'acheter. Ce qui nous a fait souvenir avec amusement qu'à New York je lui avais cousu à la main les ourlets d'un pantalon qu'il avait acheté près de Central Park. Là encore, de peur d'assombrir sa bonne humeur (très certainement qu'apparente), je n'ai pas osé lui parler de la conversation téléphonique. Je ne me souviens pas de quoi nous avons parlé. On ne souvient jamais assez. Le 4 mars au matin, un coup de téléphone de Catherine Binet m'a annoncé que Georges était mort la veille au soir à l'hôpital Charles-Foix à Ivry."
Je n'en ai pas fini pour autant avec Central Park, loin de là.