J'ai rêvé du Prince du Feu

Publié le 13 avril 2022 par Les Alluvions.com

"Le Long est mort un des jours où j'écoutais pour la première fois les enregistrements qui deviendraient par la suite Le Secret. Ce qui veut dire qu'il ne lira jamais  ce qui est écrit à son sujet et sur nous tous. La mort l'avait rattrapé dans l'eau mais ce n'était pas une noyade. Peut-être que son coeur n'avait pas supporté la beuverie de plusieurs jours d'affilée et que le saut dans l'eau froide s'était avéré être le dernier excès."

Yuri Andrukhovych (New York, 1998, in Lexique de mes villes intimes, Noir sur Blanc, 2021, p. 210.

Si Le Long, l'ami de l'écrivain ukrainien Yuri Andrukhovych n'est pas mort à proprement parler d'une noyade, ce fut bien le cas pour Calvert Vaux, un des deux concepteurs de Central Park, qui fut repêché dans l'East River en 1895 (il est vrai qu'il avait déjà 70 ans). Le site des parcs new yorkais, sur la page du Calvert Vaux Park (parc qui lui fut dédié au sud de Brooklyn en 1998), indique qu'il se noya dans de mystérieuses circonstances. Parti par un temps de brouillard, de chez son fils avec qui il habitait, il ne revint jamais de sa rituelle promenade matinale dans Brooklyn. 

La noyade fut curieusement aussi le sort funeste de l'homme qui l'avait convaincu de venir à New York travailler à son côté. Andrew Jackson Downing, jardinier-paysagiste et architecte né à Newburgh le jour d'Halloween 1815, avait rencontré Vaux à Londres en 1850 et ils s'étaient associés. Deux ans plus tard, il disparaît dans le naufrage du bateau à vapeur Henry Clay, sur lequel il avait embarqué pour rejoindre New York. De fait, le commandant du bateau, Thomas Collyer, faisait la course, à l'insu des passagers, avec un autre bateau à vapeur, l'Armenia, commandé par Isaac Smith.

Nathaniel Currier, Incendie du Henry Clay, près de Yonkers, 1852.


Le Clay passait devant Yonkers lorsqu'un incendie s'est déclaré dans la salle des machines. Le bateau n'avait que deux canots de sauvetage qu'on n'eut pas le temps de lancer. Ceux qui le pouvaient ont nagé ou se sont noyés, ceux qui sont restés à bord sont morts brûlés. Sur les cinq cents passagers, soixante-dix ont péri, dont Andrew Jackson Downing et sa belle-mère Caroline DeWint. Alice Watts écrit que cette disparition a laissé entre les mains de Calvert Vaux, et de son ami Frederick Law Olmsted, "les plans que Downing avait ébauché pour un parc monumental dans le haut de Manhattan." Autrement dit, Central Park. Elle poursuit en signalant que bien que sa carrière ait duré à peine 16 ans, Andrew Jackson Downing a presque à lui seul réorienté l'aménagement paysager  aux Etats-Unis loin de la géométrie et du classicisme européen.

On retrouve sans surprise son nom dans la formidable étude de Simon Schama, qui qualifie Downing de plus grand paysagiste de sa génération, fasciné par les gigantesques verrières abritant des frondaisons luxuriantes qui commençaient à apparaître à l'époque, cela l'inspirant dans son projet de parc de New York . "Dans l'Horticulturalist de 1851, il rêvait d'un site assez vaste pour y installer un Crystal Palace "où toute une population pourrait se prélasser dans des forêts de palmiers et d'arbres à épices tropicaux tandis que, dehors, dans le parc hivernal, d'autres glisseraient à toute vitesse, sans bruit, sur les avenues couvertes de neige."Comme Frederick Law Olmsted et Calvert Vaux, qui remportèrent six ans plus tard le concours ouvert pour le projet, Downing voyait dans le parc un remède efficace contre la maladie, le chaos, la crasse, la violence de la capitale moderne."


Henry Gritten, Springside: Center Circle, 1852. (Springside, le domaine de l'homme d'affaires Matthew Vassar, à Poughkeepsie, New York, est l'un des rares projets du partenariat de Downing et Calvert Vaux, qui a été préservé jusqu'à nos jours de manière significative.) 

Glissons de ce Center Circle de Sprinside au Colombus Circle au coeur de Manhattan, situé à l'intersection de la 8ème avenue, de Broadway, de Central Park Sud, et de Central Park West. C'est à partir de ce rond-point que toutes les distances de New York City sont mesurées. Il a été dessiné par William P. Eno, un homme d'affaires qui a, si l'on en croit ce site de tourisme, "imaginé Columbus Circle en accord avec la vision de Frederick Law Olmsted [encore lui] de Central Park, qui incluait un "Grand cercle" à son entrée par la 8ème avenue, la plus importante de toutes." Yuri Andrukhovych écrit qu'à la différence de Barcelone, "le Colomb de New York n'indique nulle direction du haut de sa très haute colonne. Ce qui, du reste, en Amérique, n'est pas étonnant : l'objectif est atteint, nous sommes arrivés, qu'est-ce qu'il y aurait à indiquer ? C'est en tout cas l'explication que nous avons trouvée le Long et moi." Il y a bien sûr beaucoup d'ironie là-dedans. Les deux lascars dérivent donc dans New York en s'arsouillant assez copieusement à la bière et à la tequila. Le Long parle d'abondance, et dans ses propos enflammés, je suis retenu par cette information qui n'est pas sans résonance contemporaine : "Je suis ici au centre du monde. Je suis un Volody-myr, non ?"En note, la traductrice précise que ce prénom ukrainien signifie "celui qui possède le monde". Hélas, Vladimir doit certainement dire la même chose en russe.

Les voilà qui grimpent jusqu'au sommet de l'Empire State Building : "Les gratte-ciel autour de nous brillaient. Cette lumière intérieure me semblait être la braise interne de New York. Et on avait envie d'y rester le plus longtemps possible. Cela arrive dans les Carpates lorsque dans les nuits les plus noires on regarde fixement le feu qui brûle lors de ses derniers instants. Il y a tant de choses qui s'y passent !" Ces mots signaient la fin de la quatorzième section de ce texte, et le quinzième enchaîne directement sur ce thème du feu : "Puis tout ce feu a migré sur les tableaux du Long. Il les ressortait un à un  de sous le fatras et les jetait au sol devant moi. Ceux qui étaient encadrés étaient posés dans tous les endroits où ils pouvaient être visibles. Il s'est avéré qu'il avait des dizaines de tableaux encore inachevés, mais déjà respirant le feu." Tous ces tableaux sont entassés dans un atelier minuscule, au 12e ou 13e étage (Yuri n'est pas très sûr de lui sur ce coup-là) du Flatiron Building , l'immeuble "fer à repasser", le plus ancien gratte-ciel de la ville, dit-il, élevé l'année de naissance de sa grand-mère Irena Skotchdopol, c'est-à-dire en 1902. Il dit au Long qui lui balance sous les yeux des dizaines de tableaux qu'il avait fini par trouver la forme qu'il cherchait : "Je n'étais pas certain de le penser, mais je ne pouvais pas dire autre chose. Dans tous les cas, je savais maintenant comment il vivait au milieu de ces feux et à quel point cela le brûlait."

Est - Ouest. Je ne peux m'empêcher de mettre en parallèle ce moment de la dérive nocturne des deux ukrainiens autour de ce thème du feu avec un passage du livre de Robert Bober que j'ai évoqué récemment dans Central Park, Par instants, la vie n'est pas sûre (P.O.L, 2020). Tout part de cette photo :


Dans son récit, Bober s'adresse toujours à Pierre Dumayet, l'ami disparu : 

"Cette photo, tu t'en souviens,  tu en parles dans Autobiographie d’un lecteur comme d’une image étrange, d’une vision."

C’est à cause du feu que l’on voit à travers la fenêtre que j’ai pris cette photo. C’était pendant mon tournage en Pologne à Przysucha (Pshiskhe en yiddish) situé à quelques kilomètres de Radom, ville d’où mon père était originaire. Selon un recensement fait en 1921, demeuraient là 2 153 Juifs sur une population totale de 3 238 habitants. Dans ce shtetl qui fut un des hauts lieux du hassidisme, les vitres de la vieille synagogue étaient brisées et la porte cadenassée. Et bien évidemment vidée de ses Juifs.

Il était assez tard dans l’après-midi, et bien qu’au début de l’hiver, il y avait un beau soleil couchant. Prenant un peu de recul pour voir comment je pourrais filmer cette synagogue en intégrant dans l’image les quelques maisons qui l’entouraient, j’ai brusquement vu ce feu. Un feu que les membres de l’équipe de tournage, à qui je l’avais aussitôt signalé, ont vu tout comme moi. Un feu persistant, mais qui, curieusement, ne gagnait pas la maison bien qu’elle fût en bois. Nous n’avons pas filmé le feu, mais j’ai pris cette photo. » (C'est moi qui souligne)

L'explication vient ensuite, tout à fait rationnelle : c'est le reflet du soleil couchant dans les branches d'un arbre agité par un vent léger que Bober avait photographié, un "incendie de soleil". Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Les Récits hassidiques avaient donné aux deux amis l'envie de lire Gog et Magog, également de Martin Buber. Ce livre étant devenu introuvable en librairie, Gallimard leur en avait fourni quelques exemplaires non découpés. « Les personnages principaux de ce roman, deux Rabbis, vivaient en Pologne à l’époque des guerres napoléoniennes. L’un, Yaakob Yitzhak, que l’on appelait « Le Voyant », à Lublin. L’autre, qui s’appelait également Yaakob Yitzhak et qui était surnommé « Le Juif », à Pshiskhe, la bourgade du faux incendie.

À la page 260 de ce roman, on lit ce texte (ça se passe à Pshiskhe, et il s’agit d’un jeune hassid dont le grand-père habite une maison située tout près de la synagogue) :

Et Robert Bober de poursuivre : « Lorsque nous sommes allés à Genève pour parler de Gog et Magog avec le Grand Rabbin Safran (celui dont au début de cette lettre j’ai reproduit une page par lui annotée), curieux de sa réponse, nous lui avons montré la photographie de « l’incendie », et mis en regard ce texte de Martin Buber. Très intéressé, il m’avait demandé ce qui m’avait conduit là. Lui répondant un peu rapidement : le hasard, et avant que je puisse lui en dire plus, il m’a regardé avec un grand sourire : « Ah ! pas le hasard, c’est la providence.  »

Nous verrons bientôt un autre exemple de hasard/providence.