2 - Le fils perdu

Publié le 25 avril 2022 par Les Alluvions.com

"La patience des grands romans est infinie. Ils attendent dans le silence que les lecteurs oublieux se rappellent qu'ils existent. Et lorsqu'ils viennent vers eux, ils leur disent : telle est ta vie."

Philippe Forest, Beaucoup de jours, d'après Ulysse de James Joyce, Gallimard, 2021, p. 144.

Philippe Forest parle d'or : j'avais commencé Ulysse au début des années 90 (estimation au jugé) et n'étais pas allé bien loin (d'ailleurs je ne possède toujours que le tome 1 de cette édition Folio). Non pas que je n'y trouvais aucun intérêt, non, simplement j'ai dû diverger vers des lectures plus immédiates, moins exigeantes. Mais toujours j'ai nourri le fantasme d'y retourner, de me plonger enfin dans ce que je savais être l'un des phares littéraires du XXème siècle. Il y aura fallu trente ans.

Trente ans et la publication de cet essai de Philippe Forest, Beaucoup de jours, déjà édité en 2011 chez Cécile Defaut (mais je l'avais manqué à l'époque), qui dissipe beaucoup d'obscurités autour de l'oeuvre, et surtout montre qu'il n'est pas le livre fastidieux et inutilement compliqué qu'on aime souvent à présenter. Dès lors, je poursuis la lecture en alternance, entre Joyce et Forest, et je dois dire que cela ne va pas bien vite, mais c'est très bien comme ça.

J'ai souvent cité dans ces pages Philippe Forest, dont on sait que toute l'oeuvre est aimantée par la mort en 1996 de sa petite fille Pauline, d'un cancer alors qu'elle était âgée de quatre ans. La dernière fois, c'était en janvier dernier, je mentionnais l'un de ses romans, L'oubli. Or, c'est d'un oubli encore dont il témoigne dans Beaucoup de jours, en avertissant qu'on ne le croira certainement pas quand, relisant Ulysse il y a quelques mois, "décidé une bonne fois pour toutes à comprendre ce que ce roman, pour moi, pouvait bien vouloir dire, j'avais tout à fait oublié aussi le sort de Bloom et comment pèse sur son existence l'ombre d'un double deuil, celui de son père, celui de son fils unique, déterminant son errance absolue à travers le monde." (p. 144) 


Page 160, Forest enfonce le clou, en débutant la seconde partie du chapitre 6 par cette phrase : "Donc, j'avais tout à fait oublié." Il concède juste après qu'il se rappelait bien sûr parfaitement "la démonstration un peu délirante que Dedalus développe un peu plus loin dans le livre et qui vise à établir comment le Hamlet de Shakespeare ne peut être compris qu'à la lueur de cet événement minuscule auquel les biographes du dramaturge n'accordent, en général, qu'une ou deux lignes d'intention, la mort de son fils unique, Hamnet. A une lettre près, Shakespeare faisant donc au fictif prince danois le don du nom de son propre enfant disparu." Cela, assure-t-il, il ne l'avait certainement pas oublié, mais, en revanche, il ne se souvenait plus du tout "que le drame dont Dedalus élabore la théorie et qui paraît ne concerner que Shakespeare, Joyce avait choisi d'en faire le fardeau qui, tout au long du roman, pèse sur les épaules de Bloom, celui-ci traînant avec lui le souvenir mélancolique d'un père perdu et d'un fils disparu."(p. 162)

Forest pose alors une autre question : que savait-il, Joyce lui-même, de la mort ? Pas grand chose en fait, dit-il, avant de signaler pourtant une épreuve dans l'existence du romancier, à laquelle les biographes de Joyce n'accordent pas plus d'importance qu'à la disparition du fils unique de Shakespeare - "comme si, précise-t-il avec un peu d'ironie amère, ces triviaux incidents n'intéressaient que la nursery et ne méritaient pas d'avoir exercé quelque influence que ce soit sur la library de la littérature universelle." Ce "trivial incident", le voici :

"Le 4 août 1908, donc, Nora, mère déjà d'un petit garçon et d'une petite fille, Giorgio et Lucia, perd en fausse couche celui - ou celle - qui aurait dû être son troisième enfant. La grossesse s'interrompt brutalement  et sans que l'on puisse savoir pourquoi au bout de trois mois. La jeune femme ne se trouvera plus jamais enceinte. A son frère, Stanislaus, Joyce confie être probablement le seul "à regretter  l'existence tronquée" de cet être qui ne sera pas. Et il lui avoue avoir longuement examiné le foetus rejeté du ventre de sa femme." (p. 166)

"Avec un enfant meurt le futur, écrit plus loin Philippe Forest. Ce qui manque, c'est ce qu'il aurait été. "L'infinie possibilité des possibles" dont parle Joyce justement. Bloom à propos de son fils : "Si mon petit Rudy avait vécu. Le voir grandir. Entendre sa voix dans la maison. En train de marcher à côté de Molly dans son complet d'Eton. Mon fils. Moi dans ses yeux. Etonnante sensation que ce serait. Issu de moi." (p. 167)


Ces jours-ci, je lisais donc aussi le Journal des années hongroises (1943 - 1948) de Sándor Márai. Or, il se trouve que lui aussi a perdu son fils unique en bas âge, à trois ans si j'ai bonne mémoire. "On l'apprend incidemment, écrit Philippe Lançon dans l'article qu'il consacre au Journal dans Libération, le 1er novembre 2019 : «Quand mon père est mort, je suis aussitôt sorti de sa chambre fumer une cigarette dans le couloir de l'hôpital. J'ai agi de même quand mon fils est mort. Il semblerait que je sois vraiment un grand fumeur.» C'est le ton de Márai : celui d'un désespoir observateur et ironique. Le couple va adopter un enfant abandonné, Janos."

A plusieurs reprises, le chagrin de ce fils perdu revient bousculer l'écrivain. En 1945, il note : "Toute la matinée, je n'ai cessé de penser à mon petit enfant mort ;  je vois distinctement son gentil visage de petit d'homme et ses yeux tristes. Comment vivre, pourquoi resterait-il quoi que ce soit au monde si même les petits enfants meurent ?" Plus tard, toujours en 1945 : " Ma plus grande douleur, la mort du petit enfant. Pas dans l'immédiat  ;  plus tard, des années après. Ma plus grande joie ? Je n'ai rien eu de ce genre. Mais c'est la vie qui fut bonne, magnifique, surprenante, tout cela, oui. Malgré les atrocités." 

Incidemment, c'est aussi Joyce qui apparaît ici et là, car Márai est un fin connaisseur de tout ce qui compte en littérature. En 1944, il parle de Gens de Dublin : "Morceaux à la Flaubert, réalistes. Mais dans chaque ligne, on sent la tension qui fera un jour exploser la réalité pour l'élever au rang d'épopée." Et en 1948, il dit lire l'étude de Valéry Larbaud sur Joyce, et ensuite une nouvelle de jeunesse toujours dans Gens de Dublin, "Une rencontre" : "Le personnage est effrayant. Le "réalisme" de Joyce gratte une plaie de ses doigts froids, fouille en tâtonnant les tréfonds d'une perversion infectée de pus. Il ne serait pas intérêt de relire Ulysse."

En relisant Cité de verre, de Paul Auster*, j'ai également constaté (c'est un détail important que j'avais oublié) que Quinn, le personnage principal, est veuf et a perdu aussi son jeune fils. On ne sait pas dans quelle circonstance. Depuis ce temps-là, il a renoncé à écrire des poèmes, des pièces de théâtre et des essais et ne se consacre plus qu'à l'écriture de romans policiers, sous le pseudonyme de William Wilson. Auster ne prend pas la peine de préciser qu'il s'agit d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe, où le thème du double est particulièrement prégnant (j'ai écrit là-dessus en 2017 : William Wilson et Pierrot le Fou). Incidemment (décidément, j'aime bien cet adverbe), on retrouve mention de William Wilson dans une entrée du Journal de Márai en 1947 : "Nouvelles de Poe. Nul n'a décrit la schizophrénie avec une telle maestria que le poète américain quand il parle de William Wilson - pas même Maupassant dans Le Horla, Charcot non plus."


Enfin, ce thème du fils perdu m'est apparu aussi lors de ma recherche autour du film de Douglas Sirk, Le Temps d'aimer et le Temps de mourir. On sait que le réalisateur a fui l'Allemagne en 1937, laissant derrière lui un fils issu de son premier mariage avec l'actrice Lydia Brincken, laquelle, devenue une fanatique hitlérienne, avait déjà obtenu des autorités nazies que le cinéaste soit interdit de voir son fils. « C'était un garçon extrêmement beau. Un jour, il travaillait sur un plateau de la UFA, à 150 mètres de moi, mais je n'ai pas eu le droit de lui adresser la parole. Ma seule façon de le connaître, c'était d'aller le voir au cinéma », racontera le cinéaste à Jon Halliday (Conversations avec Douglas Sirk,  Ed. Cahiers du cinéma, coll. " Atelier "), à la seule condition que ces confidences ne soient publiées qu'après sa mort. Ce secret va en revanche irriguer en profondeur plusieurs de ses films. 

"Impossible désormais, écrit Marine Landrot, de ne voir qu'un joli figurant dans ce plan final de Paramatta, bagne de femmes, sur un petit garçon blond qui chante dans le choeur du mariage de l'héroïne. Impossible de ne pas s'émouvoir devant cette complicité sobrement filmée entre une mère et son fils qui jouent à faire de la luge sur un tapis, dans La Habanera. Il y a aussi cette première scène de A scandal in Paris (1946), adaptation hollywoodienne de Vidocq, où une malencontreuse tache d'encre sur un livret de naissance rend le nom du père illisible à jamais... Et cette autre séquence initiale de La Ronde de l'aube (1958) où un pauvre type harcèle un garçonnet illégitime d'une sadique question : « Qui est ton vieux ? »

Le Temps d'aimer et le Temps de mourir c'est la tentative de Sirk d'imaginer la fin tragique de Klaus, cet enfant qui lui est arraché à l'âge de quatre ans, et qui périra à dix-neuf ans sur le front russe en 1944. Cette histoire est racontée sous la forme d'une biographie romancée par Denis Rossano, dans Un père sans enfant (Allary éditions, 2019).


Denis Rossano a retrouvé la trace de Klaus, qui quitte Berlin fin 1943, envoyé sur le front par Goebbels, qui soupçonne cet adolescent délicat d'être homosexuel. Et Goebbels a horreur des homosexuels. Le récit s'achève sur cette mort de Klaus en Ukraine, où d'autres combats aujourd'hui continuent d'enlever la vie à de jeunes hommes :

« Klaus Detlef Sierck est tué quelques jours avant ses dix-neuf ans, le 6 mars 1944. L’adolescent fait partie de la fameuse division d’infanterie Großdeutschland, la Grande Allemagne. Il meurt lors d’une bataille que se livrent les troupes nazies et soviétiques en Ukraine, dans la région de Kirovohrad, que les Soviétiques appellent alors Kirovograd. La ville est occupée par les nazis depuis le 5 août 1945. En 1943, les Allemands, sous l’assaut soviétique, reculent sur le front de l’est. L’armée russe libère Kirovograd le 8 janvier 1944. La division Großdeutschland, à quelques kilomètres, tente de résister. C’est la fonte des neiges, les soldats, les chevaux, les camions s’engluent dans la boue paralysante du printemps naissant, la raspoutitsa. Klaus est un fusilier, poste qui a disparu de l’armée allemande en 1919, mais qui est restauré en 1943 au sein de la Wehrmart. Ils servent de bataillons de reconnaissance.
Klaus est enterré dans un cimetière à quinze kilomètres de Kirovograd. Une petite bourgade du nom d’Iwanowka. »

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* Sinistre écho à notre thème du fils perdu, avec cette sombre nouvelle lue dans Libération du 17 avril dernier : Daniel Auster, le fils de Paul Auster, a été arrêté par la police de New York à la suite de la mort de sa fille Ruby, dix mois. "L’autopsie conclut d’abord à l’absence de traumatisme physique ou interne, mais des examens toxicologiques révélèrent par la suite que l’enfant avait succombé à une «intoxication aiguë» à l’héroïne et au fentanyl, cet opioïde de synthèse dont la surabondance sur le marché américain des stupéfiants – notamment comme recours pour couper d’autres drogues, quitte à en démultiplier la dangerosité et la puissance addictive – est responsable de la majorité des overdoses aux Etats-Unis, causant des dizaines de milliers de victimes chaque année."

L'article de Julien Gester précise que "Daniel Auster, 44 ans aujourd’hui, fut successivement un acteur fugitif du film Smoke (écrit par son père), puis DJ, photographe, puis plus grand-chose d’identifié. Il ne saurait être tout à fait un étranger pour les lecteurs les plus fervents des romans de son père ou de sa belle-mère Siri Hustvedt : son ombre portée marque certains de leurs écrits du début des années 2000, à travers des figures de fils toxico, un peu maudit, trempant dans des affaires qui sentent le sang et la poudre (Tout ce que j’aimais, d’Hustvedt, en 2003 ; la Nuit de l’oracle, d’Auster, 2004)."