Dans l'article J'ai rêvé du Prince du Feu, j'ai mentionné cette photo de Robert Bober prise pendant un tournage en Pologne, non loin de Radom, ville d'où son père était originaire. Photo qu'il mettait ensuite en regard d'un passage des Récits hassidiques de Martin Buber. Je n'y reviens pas, je veux maintenant remonter juste avant ce qui précède cette section du livre et qui n'est autre qu'une nouvelle évocation des Récits hassidiques, dont Bober explique qu'il avait recopié une histoire, celle du grand-père miraculeux*, pour un texte destiné à un hors-série de Télérama consacré à Marc Chagall. La publication coïncidait avec une exposition à Martigny organisée par la fondation Pierre Gianadda. La plupart des oeuvres exposées avaient été peintes avant 1922 pour le Théâtre d'art juif de Moscou. Chagall lui-même avait longtemps pensé qu'elles étaient perdues. Heureusement, elles n'avaient été que cachées. La relecture de son texte rappelle alors à Robert Bober un de ces mystères dont il avait parlé avec son acolyte Pierre Dumayet, à l'occasion, précise-t-il, du poème Tête perdue **de Pierre Reverdy.
Il filmait le tableau nommé Le Miroir (1915, huile sur carton, 100 × 81 cm), lorsque l'éclairagiste créa un reflet en déplaçant un projecteur placé en lumière frisante, ce qui fit fugitivement apercevoir, sur la droite du tableau, dans sa partie la plus sombre, des caractères hébraïques.
" Reconnaissant des lettres à peine reconnaissables : un shin, un aleph (plus tard, Rachel Ertel distinguera deux yod), que ce miroir nous restituait.
Longtemps, dans la salle de montage, j'ai regardé ces images. Lentement, une à une, sans jamais savoir ce qui l'emportait : la recherche de ce qui avait été recouvert ? l'émotion ressentie devant ce miroir peint par Chagall ?
C'est l'envie de savoir qui me faisait chercher. Mais c'est la recherche qui est passionnante. Et je ne suis même pas sûr, aujourd'hui, de vouloir savoir ce que, il y a quatre-vingts ans, Marc Chagall avait inscrit sur le carton. Et je sais pourtant qu'une radiographie est possible. Mais ce qui m'intéresse et qui m'émeut au-delà même de la recherche, c'est que quelque chose soit inscrit là, quelque chose de tenace, révélé par le miracle de l'éclairage et de l'attention. Et que ce soit dans un tableau qui représente un miroir. Et que ce miroir ne reflète qu'une lampe - détail décisif, invisible à l'extérieur -, comme si cette lampe avait pour seule fonction d'éclairer ce qui avait été recouvert par la surface peinte : une trace de ce qui un jour avait existé et qui témoignerait contre l'oubli. " (p. 215)
Je n'entrerai pas plus que Bober dans l'interprétation du tableau (notons tout de même en passant que la petite silhouette qui tient sa tête dans ses mains sur le bord de la table est Bella, la femme du peintre, épousée cette même année 1915 à Vitebsk). Si j'évoque ce couplage Buber-Chagall - qu'il serait plus beau de désigner comme rencontre - dans le livre de Robert Bober c'est qu'il était aussi présent dans deux articles que j'ai écrits récemment : De la théologie à Recup-Auto et Chagall et le dominicain.
Et c'était comme une douce confirmation de les retrouver une fois encore dans ce récit plein de souvenirs et d'émotions.
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* Cette histoire, la voici :
" Un jour qu'on demandait à un Rabbi (dont le grand-père avait été le disciple du Baal-Shem) de raconter une histoire, il répondit : "Une histoire, il faut qu'on la raconte de telle sorte qu'elle agisse et soit un secours en elle-même." Puis il fit ce récit : "Mon grand-père était paralysé. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son maître, il se prit à relater comment le Baal-Shem, lorsqu'il priait, sautillait et dansait sur place. Et pour bien montrer comment le Maître le faisait, mon grand-père, tout en racontant, se mit debout, sautillant et dansant lui-même. À dater de cette heure, il fut guéri. Eh bien, c'est de cette manière qu'il faut raconter." "
Cette histoire, précise Bober, on la retrouve à la page 201 d'Autobiographie d'un lecteur. Histoire à laquelle tu as ajouté cette phrase qui mérite d'être soulignée : " Sinon les histoires ne servent à rien. "
** Ce poème, que l'on trouve dans Plupart du temps (Poésie/Gallimard, p. 128) a été écrit en 1916 :
Dans la rue où personne ne passe
Entre le numéro 13 et le numéro 30
Quelque temps qu'il fasse
Tout ce jour-là et les suivants
Je suis là j'attends
Je t'attends
De loin de là-bas de partout
D'où tu viens tu ne reviendras pas
Tu as connu ce monde et l'autre
Et tout ce que tu ne connaissais pas
Ce que tu niais
Ce dont tu riais
Mais le soir où il a fallu partir tu pleurais
Maintenant la cloche sonne et je suis là
Près de moi il y a des gens qui ne me regardent même pas
D'autres que j'ai vus et qui ne me voient pas
Des gens riches et d'autres qui ont du talent
Enfin tous ceux dont on parle en ce moment
Et toi où es-tu ?
Pourquoi n'es-tu pas encore revenu
Un grand bruit se fait dans la cour
Ce n'est pas encore pour moi ni pour eux
C'est ton tour
Te voilà
Toujours triste
Quelle figure
Il y a des gouttes de pluie qui brillent
Dans ta chevelure
A la suite de quoi, Robert Bober s'interrogeait sur les mystères sans réponse que suscitait le poème :
"À qui Pierre Reverdy, en 1916, a-t-il pensé en écrivant : " Je suis là j'attends
Je t'attends "
Et : " Tu as connu ce monde et l'autre "
Et : " Mais le soir où il a fallu partir tu pleurais "
Et encore : " Et toi où es-tu
Pourquoi n'es-tu pas encore revenu " ?
Cette rue " où personne ne passe ", où se trouvait-elle ?
Qu'y avait-il " entre le numéro 13 et le numéro 30 " ?
J'ai longtemps cherché une explication, multipliant les questionnements. Avec acharnement. Jusqu'à l'épuisement. Butant sans cesse sur l'absence de réponse. Qu'est-ce que ce poème avait à me dire ? Qu'au-delà de l'espace et du temps passé on pouvait avoir des " souvenirs " communs ? "