Un livre ouvert sur la nuit du monde

Publié le 09 août 2008 par Jlk

Lecture de La possibilité d'une île (7)

A La Désirade, cette nuit du 5 au 6 septembre 2005. - J’ai fait cette nuit ce rêve étrange en langue italienne, ce rêve de vraie vie révélée dans la lumière oblique. Je me trouvais dans la grande nuit italienne, revenant d’un long voyage et tout à coup j'arrivais à proximité d’une maison dont une fenêtre ouverte était restée allumée et, m’approchant, je reconnaissais la chambre que j’avais quittée je ne savais depuis combien de temps, et sur la table il y avait ce livre ouvert dont je déchiffrais ces mots en langue italienne dans la lumière oblique : « Un calendrier restreint, ponctué d’épisodes suffisants de mini-graâce (tel qu’en offrent le glissement du soleil sur les volets, ou le retrait soudain, sous l’effet d’un vent plus violent venu du Nord, d’une formation nuageuse aux contours menaçants) organise mon existence, dont la durée exacte est un paramètre indifférent ».
Sous le souffle lunaire les pages se tournaient et je lus encore « C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre,/Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir… », je lus ensuite au vol « Je n’entendais même plus ma propre respiration, et je compris alors que j’étais devenu l’espace », enfin ces derniers mots scintillèrent dans la nuit italienne : « Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île »…
A mon réveil, à fleur de conscience, lorsque la mémoire est encore un obscur océan aux haleines mêlées, j’ai resongé à cet autre voyage dans cette nuit étrangère qu’a représenté pour moi la lecture de La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont le son unique retentit encore en moi comme il en va de tout livre réellement important.
Je n’ai cessé de sourire tout au long de cette lecture, avec une sorte de nostalgie anticipée qui me rappelait à tout instant l’amour que j’ai de la vie et des gens, comme aiguisé par la haine que Daniel 1 prétend nourrir pour la vie et les gens, que je voyais avec le recul de Daniel 25, de son promontoire du quarantième siècle. Tout au long de cette lecture je n’ai cessé de songer avec plus de tendresse à notre pauvre humanité mal fichue et, me rappelant nos interminables débats métaphysiques ou pseudo-métaphysiques de jeunes gens, dans la tabagie des bars, à tous les futurs qu’on aura imaginés dès l’aube de l’humanité et jusqu'au quinzième chapitre du récit de Daniel 25 écrivant : « Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles ».

L’autre jour à une terrasse ensoleillée, un ami me racontait un rêve récurrent de ses nuits grecques, qui le voit arriver à New York à la nage, et découvrir la ville comme un Futur possible. Or je vois à présent La possibilité d’une île dans cette lumière nocturne, non du tout comme une thèse à caractère scientifique ou philosophique (Daniel 1 se voit en « Zarathoustra des classes moyennes », ce qui en dit long sur l’ironie de son démiurge), mais comme la vision transitoire d’un poète d’aujourd’hui, ou le journal de bord transposé d’un garçon qui ne s’aime pas beaucoup mais se soigne, oscillant entre le sentiment océanique d’un esprit-corps porté sur l’extase et l’exaspération que lui inspire toute forme de mensonge ou ce qu’il estime tel.
Schopenhauer prétend que « la vie n’est pas un panorama », mais ce que je vois à l'instant à la fenêtre de l'aube, dans la double coulée du temps du lac et des montagnes multiséculaires, me fait me foutre de ce que dit Schopenhauer de la vie autant que des femmes ou des barbus. De la même façon, je me fous des convictions transitoires de Michel Houellebecq, lecteur de Schopenhauer et d’Auguste Comte, étant également entendu que ma vie et mon chien ne sont en rien réductibles à la vie de Daniel 1 et du pauvre Fox.
Un livre important n’est pas un catéchisme mais une proposition nouvelle de lecture du monde, et c’est à ce titre que je considère La possibilité d’une île comme un livre important.