Catherine Cusset, New York journal d'un cycle, Traits et portraits, Mercure de France, 2009, p. 76.
J'ai déjà consacré un article à Central Park, mais j'avais averti, j'étais loin d'en avoir fini avec ce lieu mythique de la Grosse Pomme. Il me restait surtout un gros morceau à traiter, l'épais essai de François -Xavier de Vaujany, Apocalypse managériale. Tout comme Alain Supiot m'avait convaincu avec son Homo juridicus que le Droit pouvait être un domaine de réflexion passionnant, Vaujany m'a captivé avec son étude d'un secteur de la pensée et de l'activité humaine qui ne m'enthousiasmait nullement : le management. Je renonce d'emblée à tenter un résumé personnel de l'ouvrage, et préfère recourir bien paresseusement à la présentation de l'éditeur :
"1941. L'année où tout bascule. L'Europe tombe entre les mains d'Hitler. La barbarie fait son nid partout où la raison guidait le monde.
Au même moment à New York, trois événements signent le commencement d'aventures apparemment très distinctes. Saint-Exupéry arrive à Manhattan. Il y rédige le mythique Petit Prince. James Burnham publie son ouvrage Managerial revolution. Il y décrit la montée en puissance d'une nouvelle classe sociale : les managers. À quelques encablures, les acteurs de la Fondation Macy préparent un cycle de conférences. Le grand moment cybernétique approche.
Trois acteurs, trois lieux, trois projets. Sans qu'ils ne se parlent, leurs idées se rencontreront sur l'échiquier new-yorkais pour changer le monde.
Au coeur du livre, il y a donc New York, et plus précisément encore, Manhattan. Et l'illustration de la couverture est explicite, qui ne peut manquer en même temps de nous rappeler les dérives de Quinn, le héros malheureux de Cité de verre, dans le roman graphique adapté du roman de Paul Auster.
Il se trouve que Central Park occupe une place de choix dans cet essai, avec huit entrées dans l'index. Je me contenterai donc de suivre ces huit entrées, en insérant ici et là quelques plans d'oeuvres récemment découvertes (films, BD) où Central Park joue aussi un rôle important.
Première station, page 74, où Vaujany dit revenir sur l'exil new-yorkais du petit prince français : " Saint-Exupéry est d'abord installé au 27ème étage du 240 Central Park South par Curtis Hitchcock. Il est rejoint par sa femme Consuelo le 12 décembre 1941." Les relations entre eux sont aussi compliquées que celles de Catherine Cusset avec son mari américain : " Saint-Exupéry parle, déambule, plaisante, rencontre, charme, agace. Consuelo mène sa vie de son côté et ne rentre pas tous les soirs. Parfois, la tentation de la rupture est proche. Mais la complicité et le besoin l'un de l'autre sont toujours présents."
Seconde entrée, page 143 : Vaujany dans cette partie du livre, intitulé Dernier dîner à New York avant le grand vol, imagine une rencontre entre les protagonistes de son ouvrage, James Burnham, Norbert Wiener et donc Saint-Ex, juste avant son départ pour l'Algérie le 2 avril 1943 :
"Antoine de Saint-Exupéry est totalement inconnu pour lui [Frank Fremont Smith, l'organisateur de la rencontre]. Il a vaguement entendu parler de Pilotes de guerre. Il a aperçu le Français en plein Central Park, un samedi après-midi. Saint-Exupéry était alors pris dans une conversation bruyante avec des compatriotes. Frank avait été touché par cette présence fragile. Ce regard profond, toujours attentif à l'horizon. Ce pas oubliant la ligne. Cette silhouette abîmée. Quelle idée séduisante : réunir, Saint-Exupéry, cet explorateur du monde, avec les explorateurs des sciences. [...] Reste à trouver un cadre pour cette rencontre. Le choix d'un restaurant s'impose rapidement : La Vie Parisienne, au sud de Central Park. Le lieu est proche des appartements de Saint-Exupéry et de Burnham."
A l'issue de ce dialogue imaginaire, le mathématicien Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, se retrouve seul sur le trottoir avec Saint-Ex. Ils décident de faire quelques pas sous les étoiles, sur les chemins de Central Park. Arrivés devant une magnifique étendue d'eau, il s'assoient sur un banc.
"WIENER - Etrange. Posé ici, le bois tout entier nous paraît rond alors que nous savons bien qu'il est carré... Qu'avez-vous pensé de cette ville, Antoine ?
SAINT-EXUPERY - Je ne m'y suis jamais vraiment perdu. Difficile de s'égarer avec cette grille de rues et d'avenues, ces perspectives bien dessinées à l'avant et sur le côté. Tout ce bruit assourdissant, ces buildings à taille inhumaine, cette circulation, cette sensation parfois que tout cela n'est qu'un immense chantier qui ne s'arrêtera jamais, cette impression d'une masse informe cherchant à nous posséder, à nous délimiter, à nous contrôler... Parfois je me suis senti très mal ici. Trop loin des paysages de mon enfance. Et je trouve qu'à New York on compte trop. Cette idée de compter et recompter en permanence m'est insupportable."
Vaujany ne semble pas connaître les travaux d'Alain Supiot (aucune entrée dans l'index), et pourtant cette parole attribuée à Saint-Ex trouve un écho certain dans La Gouvernance par les nombres, qui rassemble les cours donnés au Collège de France entre 2012 et 2014 (Fayard, 2015). Norbert Wiener y est d'ailleurs plusieurs fois cité, notamment lorsque Supiot décrit le passage du gouvernement à la gouvernance. " Le modèle physico-mécanique de l'horloge, écrit Supiot, qui avait partie liée avec l'idée de règne de la loi, a été supplanté par le modèle cybernétique de l'ordinateur. [...] Ce modèle a été importé dans la sphère publique par la doctrine du New public management, dont la mise en oeuvre fait l'objet d'un large consensus politique, et que n'auraient pas répudié les théoriciens du Gosplan. C'est l'un des pères de la cybernétique, Norbert Wiener, qui a été le premier à avoir l'idée de projeter ce mode de fonctionnement sur l'ensemble de la société, dans un ouvrage publié en 1950, intitulé Cybernétique et Société et dont le sous-titre était déjà lui-même tout un programme : "L'usage humain des êtres humains"." (pp. 43-44)
Ceci n'apparaît pas du tout dans le dialogue imaginé par Vaujany, qui fait surtout la part belle à Saint-Ex. Avançons donc un peu, page 169, où Central Park est à nouveau convoqué, avec l'historique de cette fameuse "grille" de Manhattan, héritière d'une commission nommée en 1807 et d'un plan appliqué en 1811. La mise en oeuvre s'étalera sur des années, avec quelques entorses au quadrillage initial, dont la construction de Central Park, qui, il est vrai, apparaît comme " une exception très cohérente avec l'ensemble : un beau rectangle."
A la fin de Another Woman de Woody Allen (1988), Marion Post (Gena Rowlands) se remémore une promenade dans Central Park avec un ami (Gene Hackman). Ils s'embrasseront dans un passage souterrain où ils s'étaient réfugiés pour échapper à l'averse. Une brève étreinte qui n'aura pas de lendemain.
Vaujany affirme qu'il faut monter au sommet de l'Empire State Building, du Rockefeller Center ou de la tour Chrysler pour bien saisir le tracé des lignes de la grille et son relief. " Il faut faire partie, ajoute-t-il, des "happy few" profitant des "rooftops" en fin de journée. Tout là-haut, le New-Yorkais est pris dans des conversations sur fond de coucher de soleil semblant donner vie aux pierres." Mais, lorsqu'on revient sur Manhattan, à hauteur de sol, " on est frappé par toutes les blessures soudain visibles. Sur les trottoirs, dans les rues, au fil des avenues, les fissures et les trous pullulent. De là-haut, tout était beau, sans taches et imperfections. De près, les rides de la ville sautent aux yeux." Et, dans cette verticalité, la discrimination sociale joue à plein : " les "là-haut" se multiplient sur toute la surface de Manhattan, observe Vaujany. De plus en plus, il s'agit d'immeubles d'habitation, relativement fins. Leurs constructeurs jouent avec les régulations. Pour les contourner, ils achètent des droits sur des espaces adjacents. Ces nouveaux immeubles privés visibles notamment dans le sud de Central Park sont la parfaite illustration des nouvelles verticalités destinées aux fameux "1%" les plus riches."
Enfin, la dernière entrée sur Central Park est aussi la plus documentée, et la plus synthétique sur ce lieu qui n'est pas, selon l'auteur, un morceau de nature dans la ville, mais un simple écrin, hors sol, de l'urbanité.
"Central Park incarne totalement le rêve d'une nature maîtrisée, contrôlée, aseptisée. L'herbe de ses pelouses ne monte pas trop haut. Ses animaux sont surveillés de près. Les arbres sont occultés et coupés s'ils représentent le moindre risque pour le passant. L'eau des étangs et des rivières est analysée régulièrement. Les pierres, bancs, trottoirs, chemins, sont régulièrement nettoyés. La végétalité et l'animalité ne s'y expriment plus. Ils n'en ont pas vraiment la possibilité. La nature de Central Park ne déborde pas, ne salit pas. Elle ne suit pas les chemins de l'inattendu. Elle ne nous porte pas, mais elle nous emporte pour un petit moment de détente ou de transition.
La nature est simulée mais elle ne s'exprime plus. Elle ne passe pas. Elle se fond subtilement dans une technique. Il y a sans doute là un point commun avec le projet cybernétique. Central Park ne vit pas. Elle simule. Elle est managée plus qu'elle n'est cultivée. Le temps de Central Park n'attend pas. Ses cultures ou ses promesses doivent se voir dans le présent."(p. 181)