Tonino Guerra / Il pleut sur le déluge

Acrylique sur papier de Giorgio Griffa

Quand les pétales de rose rient

Lundi 6 - Je suis allé revoir avec Salvatore Giannella la magnifique forteresse en forme de tortue créée au XVIe siècle par Francesco di Giorgio Martini. C'est dans les méandres de ce château fort que Pasquale Rotondi eut l'idée de cacher une formidable quantité de tableaux de la Renaissance italienne pour les garder hors de portée de l'avidité des Allemands et des bombardements dévastateurs des Alliés. La ruse de cet homme parvint à accomplir ce miracle. Quand je repense au professeur Rotondi qui fut mon enseignant à Urbino, je le revois tel que je l'aperçus d'une haute fenêtre de l'Université, par un après-midi d'été. Il était petit, tout en bas, et marchait sur la ligne de partage séparant l'ombre rosée par les briques du Palais Ducal et la blancheur des pavés de la longue place rectangulaire. J'avais l'impression qu'en marchant, il s'appuyait sur ses talons sans solliciter nullement la pointe de ses pieds. J'ai pensé alors qu'il jouait à se croire un acrobate suspendu sur un fil. Lorsqu'il a dévié pour se diriger vers l'entrée du Palais ducal, il l'a fait brusquement, de façon chaotique, comme s'il tombait dans le vide.

Jeudi 9 - J'aime ces ruines religieuses définitivement abandonnées. Je respire cet air chargé de vertes herbes sauvages et plantes qui ont poussé à leur gré, là où des fidèles apeurés s'assemblaient jadis, prêts à mille confessions chuchotées dans les trous rouillés des petites grilles des confessionnaux. Les orages ont réussi à fissurer le toit qui, tout doucement, s'est écroulé. Ainsi, les gens se sont éloignés. Seuls deux frères et une sœur m'ont dit qu'ils continuaient de fréquenter l'église, debout au milieu des orties. Deux d'entre eux sont morts et la troisième revenait les jours de pluie, parce que le bruit de l'eau sur son parapluie lui donnait l'impression d'une foule. Je reste là, silencieux, comme si j'attendais quelque chose. Hier, la princesse Bagrationi, bannie en 1922 par les communistes, s'est approchée de moi. Elle portait comme autrefois une grande valise remplie de photographies. Seules les images de sa jeunesse pouvaient la consoler. Et nous avons donc regardé ensemble, au milieu de ces herbes, sa vie de princesse et ses longs voyages en carrosse à travers l'Europe, à Marienbad, notamment, en compagnie de son père Tsar et de ses sœurs.
ils s'arrêtaient souvent à Marienbad.
Nous nous sommes étreints longtemps, fraternellement, puis elle est partie pour un camp en Sibérie.

" MAI ", Il pleut sur le déluge, Dessins de l'auteur, Traduction de l'italien Sophie Royère, Éditions La Barque 2018.

_________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

Photo : Source, voir l'article de Jacques Mandelbaum / Le Monde