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Vignale, Le Jardin partagé / Les ricochets poétiques d'Angèle et Marie.T ( 2 )

Publié le 08 mai 2022 par Angèle Paoli

Vignale, Le Jardin partagé / Les ricochets poétiques d'Angèle et Marie.T ( 2 )

VIGNALE / JARDIN PARTAGÉ d'ANGÈLE et de MARIE-T

2ème lettre

Le Clos Fleuri, Mercredi 4 Mai 2022

Chère toi, as-tu soulagé tes vertiges ?

Je ne sais pas si c'est à cause de ce regain de lumière et de liberté tous ces jours, mais je crois plutôt que c'est la teneur de ta première lettre qui me donne l'élan d'y répondre sans attendre la fin de semaine. Emilie L. de Marguerite Duras est un personnage qui te plaira, je t'enverrai le livre. On reparlera des femmes chez Duras. Ce qui me fascine dans ces portraits qu'elle fait, tient dans le constat qu'elles nous ressemblent. Je veux dire, qu'elles nous ressemblent intérieurement car elles cherchent la même ferveur que nous, et elles savent à l'avance que rien ne tient dans la durée. Au lieu de s'effondrer à cause de cela, elles continuent à s'étonner, à se positionner dans le giron des autres, dans celui des hommes ordinaires ou exceptionnels, elles s'appliquent à peaufiner leurs propres opinions, leurs propres pions devrais-je dire, comme sur un échiquier déjà abandonné. C'est un jeu d'ombres et de silences, où parfois, on entend un cri, une façon nouvelle de répondre à côté de ce qui se dit.

Tu vois ma chère Anghjula, c'est cela que j'attends de la littérature, et encore plus de la poésie : m'étonner d'une nouvelle réponse , comme partie non perdue d'avance, ce fameux "amour des commencements" dont parlait Jean-Bertrand Pontalis, le seul psychanalyste qui m'aura fait rire, même si je n'ai longtemps fréquenté que des livres de théorie clinique. Je trouve bizarre d'avoir redécouvert l'écriture poétique aussi tard dans ma vie. Peut-être n'en avais-je pas besoin jusqu'ici ? Trop requise par la vie ?

Il y a peu d'espièglerie dans la poésie, et lorsqu'il y en a trop, je la trouve inconsistante, elle tombe de mes oreilles comme de l'eau incongrue. Je préfère alors partir jouer en plein-air avec des gens que j'aime même si je m'ennuie vite lorsque je ne pense pas. Je vieillis bêtement je crois. Je supporte de moins en moins de lire des choses qui ne me nourrissent pas intellectuellement et affectivement, en même temps, pas séparément. Et toi ? Comment évolues-tu dans tes choix, tes préférences maintenant que tu mènes seule la belle barque de Terres de Femmes. Qu'est-ce qui change au fil des jours ? Un an après le grand départ d'Yves, quelle lectrice es-tu devenue ou redevenue, je sais que vos affinités étaient puissantes, et qu'il aimait ton écriture. Il l'a toujours soutenue , avec discrétion et fierté. D'ailleurs , on ne trouve rien à son propos sur internet, alors même qu'il a été un pionnier dans la mise en ligne d'encyclopédies. Un érudit bien planqué dans son moulin, un peu comme dans la légende de Sénèque. On avait dit qu'on échangeait des textes prélevés sur nos étagères, je ne vais pas me dédire. Je commence par Charles Juliet, tu n'en seras pas étonnée , puis je convoquerai Claude Esteban, peut-être une autre poète si mes yeux acceptent la veillée. Tu te rappelles sans doute que l'Ami Charles a composé la plupart de ses poèmes en marchant, comme toi... J'aurais aimé rencontrer Claude Esteban. Il est parti trop tôt.

I

Dès l'aube, je descends. Je m'allonge contre un caillou.
Je lèche le crachat des feuilles. Qui se réveille ? Est-ce
mon corps ou moi ? Rien n'est sûr. Un miracle peut
durer longtemps, s'il respire. Je progresse, les yeux
mi-clos. Dédales de mon désir. Dans la toile d'une
araignée, je trouve un soleil qui tremble.
[...]

XL


Pourtant, les livres. La parole parfaite, péremptoire.
Elle tenait lieu de pain et de présence. Elle était moi.
J'ai grandi lentement parmi les pages de certitude.
Sans que la mort m'atteigne, prisonnière sur un
papier. Lorsque le ciel s'obscurcissait, ta victoire tou-
jours , lampe des signes ! La chair moins nue de se
savoir écrite et partagée.
J'ai grandi lentement. Comme un de ces jardins sans
murs que le vent, soudain revenu, dévaste.
[...]


Aubaine de mon voyage. Dans le jardin, j'ai ramassé
un caillou. J'ai tant cherché. Un caillou gris, pareil aux
autres. Que la nuis vienne maintenant, je ne crains
plus. J'ai le talisman qui me sauve. Je suis le maître
des chemins, le prince des métamorphoses.
[...]


Ce jardin. Mais il n'existe pas. Ce sont des phrases
qui l'inventent. J'avais besoin de lui, de ses germes,
de ses moissons. Mon corps voulait grandir parmi ses
arbres.
Je l'ai cherché longtemps. Je l'ai sauvé du gel et des
orages. Il me garde à son tour. Il me conduit. Jardin
hors de tous les jardins, verger de l'aube.

Claude ESTEBAN, "Le jour à peine écrit", Conjoncture du corps et du jardin, Flammarion 1992, p.97, 136,161,165

Au moment de terminer cette lettre, je pense brusquement à ta photo du petit âne corse juché sur le mur de pierres grises . Sa liberté me fait envie. C'est peut-être celle de cette réponse qui ne sait pas quel sera ton mouvement de tête et de cœur devant la nouveauté de nos gestes d'écriture. Entre la ville et le village, il y a de quoi écrire à perpétuité. Je t'écrirai un jour moi aussi de mon village d'enfance Ardéchois. Je sais que le maquis n'a rien à voir avec la garrigue, et que les asphodèles font la différence. Désormais, je traque la verdure partout, y compris dans les livres.

À toi, avec mon amitié vive.

Le voilà, l'âne de juin

Vignale, Le Jardin partagé / Les ricochets poétiques d'Angèle et Marie.T ( 2 ).

Ph. Angèle Paoli


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