VIGNALE / JARDIN PARTAGÉ d'ANGÈLE et de MARIE-T
2 ème lettre
Vignale, le 7 mai 2022
Ma chère Grande
Rien va*. La vie endure, durement. Me malmène me bouscule. M'oblige à. Me gesticule m'égratigne m'essouffle. Il faudrait que ralentisse le temps, que ralentissent les heures. Et pourtant ! Comment ralentir quand tout est à la course ? Tout s'accumule se bouscule me laisse à flancs souffle coupé. Je voudrais aller marcher, mesurer aux mousses et lichens où en est le printemps. Je voudrais planter mes fleurs, centaurées et pavots, agapanthes et immortelles, cinéraires et nombrils de vénus, et les euphorbes juchées sur hautes hampes. Flottent sereines dans le vent, pluie battante aujourd'hui. Et moi à la chambre solitaire avec mon chat. Le ciel est par-dessus les toits, ciel sans dessus-dessous, sans ou sens ? Peu importe, c'est tout un. Les deux sans doute car c'est ainsi que je me vois que je m'éprouve qu'il m'éprouve. Qui quoi ? Le ciel le temps tout à la fois.
Rien va. Va mieux en le disant en le berçant et cocoonant tête flageole langue fourche membres hésitent se dérobent. Le pied glisse les mots s'évadent prennent fuite s'enlisent le temps lui n'attend pas. Il empoigne vitupère agacé de tant de fatigues de jérémiades de grincements et d'estrapades.
Puis toc-toc, un signe, une voix amie un poème une visite au coin du jour un pas qui s'avance est-ce toi est-ce une autre ou toutes ensemble mes voix ?
* Rien va. Titre d'un livre de Tomaso Landolfi
Tu me poses mille questions sur mes lectures - hétéroclites-, celles du Fienile où je dors - trop -, celles du moulin, pièce du bas où je tapote à qui mieux mieux, les mots des autres et les miens emberlificotés autour des doigts comme lianes de salsepareilles.
Le fienile, comme son nom l'indique, était la resserre au foin. Le foin pour l'âne. Le nôtre a travaillé jusqu'en 1950. Il tournait en aveugle autour de la roue, le malheureux à sa peine. Ma mère disait " manghja di grugnu in a sacchetta ". Il mange le groin (c'est plutôt pour le cochon), le museau, alors, plongé dans le sac. Au cas où les distractions le détourneraient de son labeur. Les ânes ne sont pas tous libres. Hélas ! Celui dont tu parles, j'avais peur qu'il ne glisse et ne se retrouve sur la route. Il a hoché la tête et s'en est allé brouter ses chardons un peu plus loin. Mais il y en a deux autres, un bien vieux couple, un noir/un gris. Ce sont des marcheurs au long cours. Ils vont l'amble d'un village à l'autre. A qui appartiennent-ils ? Je l'ignore. Mais tout le monde les aime ; les nourrit de pain et de pommes. Il leur arrive de passer la tête dans l'entrebâillement de la porte. Ils voudraient s'inviter au salon, parmi les livres. Comme la limace dodue qui circule entre les pages et se nourrit des écritures. Une limace variqueuse d'une espèce nouvelle. Limace -lectrice dévoreuse de papier qui ondule dans ma bibliothèque en laissant sa bave argentée sur mon tapis de souris.
En ce moment c'est Rosalie, une vache blonde, qui erre dans le carrughju, de jour et de nuit. Avec son nouveau-né, tout brun ! Un métis, sans doute. Tout mignon tout gentil. Il suit sa mère peur de la perdre et meugle son chagrin dès qu'elle s'éloigne ou disparaît. C'est la vie ici, au village, vie rurale et simple. Dans les apparences.
Alors oui, où en étais-je ? J'ai perdu le fil. Des lectures, des poèmes. Je un dialogue sur la poésie entre Antonella Anedda et Elisa Biagini : La poesia come ossigeno. Passionnant. Je relis Pessoa, le sublime Gardeur de troupeaux. Je lis Pierre Péju, sa trilogie d' Effractions. Je vais lire, bientôt, Florence Delay : Il n'y avait pas de cheval sur le chemin de Damas. Et puis Annie Ernaux, qui pour le moment se cache sous ma pile. Puis le Haute Mer que Cécile Wajsbrot vient de me faire envoyer par Antoine Jaccottet. Puis puis puis... Où vais-je prendre le temps ?
Yves, qui était un veilleur hors pair, commandait pour moi les ouvrages italiens qu'il jugeait indispensables. Il commandait aussi les livres que je lui demandais au fur et à mesure qu'évoluaient mes centres d'intérêt. Il était au courant de tout. Fouillait toutes les revues en ligne. Sa curiosité intellectuelle et son talent de découvreur étaient inégalables. Désormais je suis seule et j'ai pris la relève. A mon rythme. Selon ma fantaisie. Je note au fur et à mesure ce qui m'intéresse, ce qui me manque et que je voudrais tenir sous la main. Je lis les revues en ligne. C'est là que je fais l'essentiel de mon " marché ". Je sais que ce terme te déplaît. Mais il est commode. Je commande mes livres à Bastia. J'ai abandonné les commandes en ligne. J'ai des paperolles qui me suivent d'un étage l'autre. J'en ai dans toutes mes poches. Je me perds un peu. Mais ce type d'errance ne me déplaît pas. Là aussi, dans ce domaine, je procède " par sauts et par gambades ". Et parfois je me dis que j'ai sous la main assez de livres pour me tenir compagnie jusqu'à ce qu'à mon tour je disparaisse pour le rejoindre.
Pour le moment, j'ouvre au hasard Charles Juliet, d'où venu ? Et le hasard fait bien les choses :
Et puis Pontalis, oui, que tu me donnes l'occasion de relire. Et c'est toujours un grand plaisir. Je pioche une fois encore au hasard dans les rayons qui me sont accessibles. ELLES. J'ouvre le livre et je lis ce chapitre. Je me promets de relire l'intégralité de ces " Récits ".
Un de mes grands regrets : n'avoir pas eu de petite sœur. Notre mère nous aurait donné le soir notre bain ensemble, j'aurais pu constater qu'un garçon et une fille ne différaient pas seulement par leurs vêtements et leurs jeux préférés.
La " petite différence ", il m'a fallu attendre pour la percevoir. C'était sur la plage de Cabourg, je devais avoir six ou sept ans. Une mère enlevait son maillot de bain humide à sa fille. Cela ne prit qu'un instant, juste le temps de lui en donner un autre bien sec et, pour moi, juste le temps de voir pour la première fois une petite fille nue.
Je ne crois pas m'être dit comme le " petit Hans " de Freud qu'il lui manquait ce que mon père appelait familièrement la " boutique " ou qu'on la lui avait retranchée, moins encore que je risquais à mon tour au contraire émerveillé par ce corps lisse, sans " boutique ", qui devait être bien doux à caresser. A peine avais-je entrevu tout en bas du ventre quelque chose que je ne pouvais nommer et qui me troublait : comme une ligne discrète, un pli léger, une fissure presque imperceptible... Mais déjà la mère qui s'était aperçue de ma présence avait remis le maillot de bain, recouvrant ainsi le mystère, ce qui me le rendit d'autant plus attirant.
Quel bonheur, quelle promesse de bonheur dans la différence sexuelle ? Quelle chance que les femmes ne soient pas faites comme nous, les hommes !
Être emporté hors de soi certes peut rendre fou, de colère, de dépit, mais nous permet aussi d'être traversé par un désir insensé, de connaître l'amour fou - ou sage s'il en existe.
Je plains Narcisse. J'éprouve de la pitié pour l'Hermaphrodite. Ils ignorent que la petite différence fait toute la différence, que c'est elle qui anime nos corps et, de part en part, tout notre être.
Je referme ELLES. Provisoirement. Tant de fraîcheur dans ce chapitre pour dire nos différences. Tant de naturel ! Il me semble avoir pris cent ans. Est-ce notre société qui a vieilli, est-ce moi ? Quelle que soit la réponse, je me sens en parfaite adéquation avec J.-B. Pontalis
J.-B. Pontalis, ELLES, Gallimard 2007, pp.23-24
Voilà, ma chère Grande, voilà pour aujourd'hui. À toi, la suite...
Angèle