Pierre Péju / Effractions

Publié le 12 mai 2022 par Angèle Paoli

« Autour de moi, personne ne semble avoir prêté attention au fait que cette femme me parlait, encore moins qu’elle était parvenue à faire habilement rouler son bracelet jusqu’à mes pieds, à seule fin de m’approcher. Je suis à la fois ébranlé par ces nouvelles coïncidences et comme soudain stimulé par les paroles de l’inconnue. Électrisé sur place. Je tiens une poignée de cheveux de Kairos entre les doigts. Je dois saisir cette nouvelle occasion. Quelque chose peut donc encore se passer ? Les sentiments bifurquent. Le drame n’est pas pour tout de suite. Un bracelet qui roule et hop ! me voilà à nouveau plein de curiosité, avide d’événements et de révélations. Le petit bonhomme du pendentif se balançait au bout de sa chaîne comme un pendule. Alors, plus Neumann que jamais, pour obéir à mes geôliers, j’entreprends de rédiger quelques lignes à l’intention de la mystérieuse Yasmine.

Excellent, ce stratagème du bracelet échappé qui roule jusqu’à moi ! Habile moyen trouvé par cette prétendue comploteuse de venir me glisser quelques informations à voix basse, au nez et à la moustache de mes gardiens. Une vraie traîtresse, elle, si ça se trouve. Excellent aussi, le truc du stylo à bille tombé à terre, même si je n’ai pas compris, sur le moment, ce à quoi ce mystérieux instrument devait servir. Bon, dans un roman, on dirait que la ficelle est un peu grosse : rebondissement inattendu juste au moment où toutes les issues semblent bouchées. Mais la vie, la vraie vie, est élastique. Elle rebondit quand elle veut, la vie. D’ailleurs, est-ce bien une complice que j’ai trouvée ? Ou une alliée ? À moins que cette inconnue au hidjab ne fasse que tester ma loyauté envers Aziz et compagnie ?
Dans cette villa grouillante de monde, est-elle la seule à savoir que je suis un imposteur ? Pas dupe, la Tunisienne. Je repense à son nombril avec le piercing, entrevu en France, à l’aéroport, mais à l’instant bien caché sous un correct tailleur beige. Je sens encore le froid et le poids de son bracelet quand je l’ai ramassé. Je m’enfonce à nouveau dans le fauteuil et je griffonne, je rature, je réfléchis, plein d’une fragile et nouvelle assurance. Bien décidé à trouver une formule un peu énigmatique. Je me demande quels mots pourraient venir à l’esprit de Neumann, l’archéologue, pour convaincre une certaine Yasmine de le rejoindre quelque part. Les divers fragments de textes et citations littéraires qui me viennent spontanément à l’esprit sont carrément grotesques.
C’est alors qu’une phrase s’impose à moi, de façon inexpliquée mais fulgurante : « Frileuse fille d’Égypte puisque tu n’es vêtue que de cordes, fais-t’en des ceintures que ton époux dénouera, et alors tu auras chaud »

Pierre Péju, « Usurpation », extrait, in Effractions, Éditions Gallimard 2022, pp.155, 156, 157.

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P I E R R E    P É J U

Source
■ Pierre Péju
sur Terres de femmes
→ L’Œil de la nuit (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ Enfance obscure (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ L’État du ciel (lecture de Sylvie Fabre G.)
■ Voir aussi ▼
 (sur le site des éditions Gallimard)  → la fiche de l’éditeur sur L’Œil de la nuit
                                                             → la fiche de l'éditeur sur  Effractions