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À l'heure où le voyage intersidéral se profile à l'horizon d'un futur de plus en plus proche, le poète James Sacré entraîne ses lecteurs dans un voyage à travers temps et espace à partir d'une " roba " inédite. À partir d'une brouette. Un voyage espiègle, empli de l'humour et de la poésie qui caractérisent son œuvre. C'est tout un univers de rêves et d'interrogations qui se déroule à partir d'une " brouette en métal ". En trois temps et trois chapitres.
Brouettes donc. Le titre est pluriel et sans déterminant. Autant dire libre. Libre de détermination, libre d'actualisation. Libre à travers temps à travers lieux et espaces.
La première et singulière apparition se fait sous une tente. Ouverte aux quatre vents et ornée de tapis, avec à l'intérieur, une brouette. Surgissent dès les premiers vers - des vers brefs, économes de mots, comme peut l'être aussi la brouette, économe dans sa modestie et sa rusticité - des interrogations liées à la curiosité immédiate:
Avant quoi ? Avant la " petit' maison " ? C'est la première question qui vient à l'esprit, dès que le regard se pose sur ces quatre vers. Avant, page précédente : quatre mots :
Et encore avant, page précédente, un titre : " Une brouette à Chichaoua ". Une brouette anonyme, n'importe laquelle, indéfinie. Sauf qu'elle introduit un lieu qui donne le ton. Avec quatre ou cinq mots et à peine six vers, le poète emporte sa lectrice dans un ailleurs qu'elle imagine être quelque part en Tunisie ou au Maroc. Plutôt au Maroc. Mais James Sacré poursuit son objet en ajoutant trois autres vers qui surprennent et font immédiatement sourire.
" La brouette on l'aurait pas vue
Si c'était pas
qu'elle est sous la tente. "
Sourire, oui. Surprise. Sourire d'entrée de jeu, de ce cache-cache inédit avec une brouette (cachée mais visible) surgie de sa tente pour s'inviter avec espièglerie sur la page. Car le propos semble être l'inverse de ce que l'on aurait imaginé. Sourire aussi face à l'écriture très reconnaissable - et quasi inimitable - qui est celle du poète James Sacré. Grande liberté syntaxique, usage de négations boiteuses, tournures familières, parlées ou dialectales...
La scène se précise de vers en vers, petites strophes de rien qui disent les choses inscrites dans le paysage. La tente, à nouveau, ses déchirures. On l'imagine volontiers de guingois. L'ombre et la lumière. La forte chaleur. D'autres interrogations surviennent, d'autres surprises. Pour quoi faire, cette brouette sous la tente ouverte aux quatre vents ? Cela se devine. C'est pour les tapis. C'est pour la vente. Cela s'agence au fur et à mesure, à la manière des pièces d'un puzzle. Cela se devine d'une strophe l'autre. " On n'est pas loin de Chichaoua ". Maroc. Le vers suivant pourtant annule le lieu qui pourrait être autre sans annuler l'objet brouette en lui-même :
" Mais nulle part tout pareil ".
Soudain le poète entre en scène, qui s'introduit dans son histoire par le biais d'une photo qu'il a prise jadis. Autre énigme. Autres questionnements. Pour faire quoi ? " pour garder quoi ? " Quelle utilité ? Une brouette en métal, abritée sous une tente avec des tapis dessus. Sauf que le poète n'entre pas seul sur la page. " Quelqu'un " s'introduit, qui a doublonné sa photo par un dessin. Dans quel but repasser sur une photo ?
Le poète reprend, rassemble ses idées sous la forme d'un refrain. Introduit des nuances temporelles, des doutes. Puis il résume, avec une réflexion essentielle/existentielle, probablement simultanée à l'écriture :
" Quelle vérité d'un moment
Dans la vérité d'un temps ? "
Que dire d'autre sur une brouette, de quelque lieu qu'elle soit et quel que soit le temps où elle a surgi dans l'imaginaire réel du poète ? Il reste à en dire le lien avec le poème. Le poète pratique l'art du déplacement. La brouette quitte soudain son usage courant pour endosser un autre rôle. Grâce aux liens qui courent entre brouette/photo/dessin/ mots :
" À cause d'une vraie brouette, un poème
Passé par le travers
D'une mauvaise photo
(comme aussi un dessin)
Pour transporter à la fin
Que des mots. "
Des mots pour qui ? Pour faire quoi ? Il manquait encore quelqu'un pour que s'anime la scène au complet. Il manquait le lecteur. Le poète l'interpelle. L'interroge, à sa manière, syntaxiquement déboitée. Puis, un objet annulant l'autre, il finit par ramener la réalité de la brouette à un mirage.
" Un rêve de brouette. Peut-être rien,
Comme un mirage au loin. "
Telle était la brouette originelle, lointaine, dans cet ailleurs qui a été un temps celui du poète. D'autres brouettes surgissent, qui ouvrent un nouveau chapitre, brouettes qui assument, en d'autres lieux et d'autres temporalités, des rôles différents. Le voyage se diversifie. Les poèmes, gagnant en longueur, prennent de l'épaisseur. Les vers s'allongent. Tout un fondu de coloris, de formes, de silhouettes et de gestes, acteurs divers, animent l'univers de la brouette. Enfants et leur mère, femmes à leur lessive, brouettes porteuses de linge et porteuses de légumes et de fanes. Brouettes qui témoignent de la vie paysanne en voie de disparition. Brouettes patientes qui attendent leur tour. Tout un kaléidoscope d'images relie la brouette à ceux /celles qui la maîtrisent et l'animent de sorte que l'outil - le véhicule - l'objet- quel mot pour dire la brouette ? en lui-même s'efface au profit du rapport qu'il entretient avec l'homme dans l'usage qu'il en fait :
" En somme je n'ai pas vu la brouette
Mais seulement la façon de transporter du linge "
Et, parmi toute cette animation marocaine, " la brouette en bois " du poète, lien intemporel à l'enfance et à un passé campagnard " qui n'en finit pas ", comme au Maroc, de mourir. Le passé vendéen du poète refait surface, qui offre un voyage à contre-courant. Tout le contraire d'un périple au long cours, empli d'aventures. " Un aller-retour de l'écurie au tas de fumier ". D'une brouette l'autre, d'un bout du monde à l'autre, toute une vie de langues et de langages se fraie passage. Tout un monde de souvenirs - y compris littéraires- traverse le recueil. Mais le poète n'est pas dupe. Qu'il rajoute à la brouette le nom d'une localité - Tiznit/ Piacenza/ Polignano... - où la photo a été prise, cela ne change rien à la brouette, à sa rusticité, à son caractère ordinaire et ne change rien à l'histoire défunte dans laquelle elle s'inscrit :
" C'est à Locorotondo et je me demande ce qu'ajoute au poème
Ce nom propre d'un lieu puisque aussi bien
Et pour le même genre de travail
Ce pourrait être à Tioute au Maroc
Ou derrière la maison d'un pueblo indien
Entre Albuquerque et Santa Fe. "
Et soudain, au détour d'une page, ces deux vers isolés, qui étreignent le cœur. Parce que telle que la conçoit le poète en lien étroit avec la vie des hommes, la brouette est réduite à un objet usuel, privé de nom et d'identité. La brouette condamnée à n'être qu'une chose parmi d'autres, anonyme et sans affect :
" Jamais j'ai entendu quelqu'un
Appeler sa brouette par un nom qu'on lui aurait donné. "
Et toujours, chez le poète, cette façon émouvante et inimitable qu'il a de bousculer la langue, de la plier à ses exigences à lui - à ce passé rural qui a été le sien- et qui reste ancré en lui. Dans la langue des origines.
Il arrive qu'au détour d'un poème, le poète se prenne à rêver d'un voyage aérien possible, de l'homme avec la brouette qu'il pousse devant lui. Une évasion hors des ruelles et des travaux du jour vers l'infini d'un azur inconnu.
Infatigable, James Sacré poursuit sa quête des brouettes à partir des photographies qu'il feuillette. Chaque poème déroule ses scènes simples, vie campagnarde sous l'olivier, son charivari d'oiseaux, ses citrouilles défuntes. Le poème comme la brouette véhicule la même question : à quoi sert-il ; à quoi sert-elle ? On peut imaginer, bien sûr. " Un poème sous un olivier ".
Le poète se livre à une déclinaison de brouettes liées aux souvenirs et aux photos prises au hasard des rencontres. Cet objet insolite, désuet, dépassé, oublié, se charge chez James Sacré d'une valeur affective intense, quasi sacrée. (Sans vilain jeu de mots !) Le travail du poète est de s'attacher à ces choses de rien, qui sont tout pour lui parce que ces choses de rien le relient au monde des mots et de la poésie. Son regard est celui d'une immense tendresse, d'un respect immense pour tous ceux qui ont entretenu un lien avec elles.
" Brouette comme n'importe quelle chose qu'on a connue
Ou qu'on a seulement vue
Dans un moment d'espace traversé vite
Et forcément qu'on oublie. Brouette du temps passé
J'en parle un peu comme on ferait une prière
Pour penser à de l'impossible et le rouler
Dans le présent d'un poème. "
Dans cette chaîne de brouettes et de personnes qui les ont poussées, en des lieux et en des temps divers, l'imagination du poète. D'autres brouettes jalonnent le recueil de James Sacré. Des brouettes dessinées- elles sont l'œuvre d'Yvon Vey. Ces dessins sont-ils ceux qui ont été reportés par-dessus les photographies d'origine ? Peut-être. Mais quelle qu'en soit l'origine, les brouettes dessinées sont livrées à leur solitude. Davantage que les brouettes des poèmes.
" Le poème se perd
À vouloir penser tout cela, chaque dessin le renvoie
À sa propre solitude que peut-être
Écrire voulait oublier. "
C'est toute une pensée liée à la mémoire et à l'oubli que véhicule la " brouette de mots " de ce recueil. Une pensée qui prend le temps du regard, porté sur les autres et sur soi-même. Une pensée riche, qui mêle habilement gravité et humour. Pour un voyage tout en couleurs, en tendresse et en humanité.
" Écrire ou dessiner
C'est peut-être traverser des frontières
Retrouver du même dans l'autre
Et s'étonner de ce que soi-même on est. "
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