" Effraction ". Du latin " effringere": rompre, briser, pénétrer de manière accidentelle ou violente. Mot de même famille: " infringere ": " Enfreindre. "
La trilogie des Effractions mise en mots par Pierre Péju offre une vaste fresque de personnages et de situations. Ces effractions singulières, violentes et cruelles, absurdes ou mûrement réfléchies, sont de tous ordres et de tous niveaux.
Scène de casse loupé dans le premier récit, suivie de l'effraction sans bris par le fuyard qui pénètre dans le domaine de la plasticienne Alice Watt; scène d'effraction encore dans le choc et la lutte à mort qui s'engagent à la suite des heurts que vivent les deux personnages en présence. Choc sans précédent d'une tragédie tant physique que morale, affective et artistique entre deux êtres enclos dans leur monde respectif. Ils auraient pu se rencontrer et se comprendre mais le récit bifurque à plusieurs reprises, sans d'autres issues.
" C'était à Mégara, faubourg de Carthage... " ; sous le " signe de Tanit ". Plus près de nous et de Salammbô, l'action se déroule en Tunisie, " en pleine révolution tunisienne, dite " de Jasmin". " 2010.
" ... je constatais qu'il suffit de laisser la vie filer toute seule pour que de l'énigme s'ajoute à l'énigme, sans l'espoir de trouver un jour la moindre clef. La vie pas plausible. La vie irracontable. "J'y crois parce que c'est absurde." "C'est certain parce que c'est impossible." "Un voile tombé du ciel..." Gloire à Tanit ! Pourquoi pas ? "
Petites effractions progressives mais non moins inquiétantes et cruelles dans le 3ème récit qui met en scène un vieil écrivain, assujetti aux règlementations très strictes d'une " Mutuelle " à laquelle il a souscrit. Ainsi, adresser la parole à la future victime, ne serait-ce que dans un dialogue anodin, est déjà un manquement à la règle. La SAM, " suicide assistance mutuelle ", fait de Victor Sédol un tueur qui, le jour venu, subira le même sort que sa victime. Sauf que, le temps passant et l'échéance approchant, Victor Sédol s'octroie quelques menues infractions. Histoire de prolonger encore un peu la vie et ses plaisirs. Comme par exemple, l'envie de revoir sa fille. Et Élisa. Sa femme. Dont il s'est séparé, avec son accord, pour éviter le naufrage de leur commune vieillesse de couple. Obsédé par l'impératif qui lui est propre de mettre un point final à toute chose, y compris à la vie, et de boucler les parenthèses, Victor cède cependant à la tentation de questionner Élisa sur le sujet qui les préoccupe l'un et l'autre, le suicide assisté :
" Victor, soudain grave, demanda : -Allez, reprends un peu de mon élixir. L'exécution n'est pas pour tout de suite. Et puis tu le trouverais où, ton exécuteur ? " (
-Tu apprécierais quand même qu'on t'épargne ça, non ?
-Toi, tu me l'épargnerais ?
-Je crois qu'il vaudrait mieux laisser ce boulot à un exécuteur extérieur. L'inconnu qui t'administre un truc simple, rapide et sans douleur, genre ciguë. Tu bois, c'est bon, tu perds doucement la sensibilité, tu t'engourdis, tu t'endors. Hé hop !
Péremption)
Dès lors, la course à la mise à mort s'accélère. Une fois encore s'emballe le récit qui file pleins nœuds vers son " finis terrae " inattendu. Et terrifiant.
En apparence très différents par les thématiques abordées, les trois récits rassemblés sous le titre unique d' Effractions - " Effractions "/"Usurpation "/"Péremption" - présentent des points communs qui sont autant de passerelles propres à l'imagination de l'auteur et à son écriture. On connaît Pierre Péju pour ses monographies et ses essais, on le connaît et reconnaît également comme romancier. Ses lecteurs /et lectrices se souviennent encore de son dernier et magistral roman : L'œil de la nuit (2019). Le monde de Pierre Péju est multiple, qui entraîne dans des aventures au suspens très maîtrisé. Et à l'écriture exemplaire. Mises en abyme - récits dans le récit-, réflexion sur le travail de l'artiste et sur les problématiques obsessionnelles propres à tout écrivain. Les pistes d'entrée dans les trois nouvelles sont multiples. Formes et rebondissements. Ici, avec trois effractions d'un genre très différent, Pierre Péju opte pour le récit plus bref que le roman mais sans doute plus resserré, tout aussi dense et non moins captivant. Ainsi le lecteur est-il invité à s'insinuer par effraction pacifique consentie dans la vie de personnages parfaitement inconnus de lui et pourtant si étrangement familiers. Peut-être parce que ces personnages, dont nous ignorions l'existence jusqu'alors, lui ressemblent, présentant avec lui tant de points communs. La peur de sombrer dans le naufrage de la vieillesse, l'angoisse d'être dépassé dans sa création par un élève plus talentueux que le maître, l'angoisse de la perte d'identité... ne sont-elles pas des peurs universelles auxquelles chacun aborde au moment où les certitudes s'effondrent, où la vie se délite et emporte dans son sillage toutes les illusions que l'on croyait éternelles ? La figure récurrente du double hante les personnages, se répercute sur le lecteur, qui endosse soudain, à l'égal de l'écrivain, les multiples oripeaux qu'elle lui présente.
Peut-être aussi parce qu'en fin observateur des hommes, de leur nature complexe faite de grandeur et de faiblesses, de leurs mœurs versatiles, Pierre Péju livre aussi une part de lui-même. Force et fragilité. Assurance et incertitudes. Derrière ces êtres de papier sortis tout droit de son imagination, ce sont ses propres fantasmes qui se dessinent. Le lecteur a bien conscience qu'il ne faut pas voir dans les personnages ou dans le narrateur d'un récit le double de son auteur. Mais, ici, dans ce triptyque, il est difficile de faire abstraction de Pierre Péju. L'homme. L'artiste. Et l'écrivain. Le personnage de Victor Sédol ne se fait-il pas son porte-parole lorsqu'il affirme souscrire " à la conception du fameux " narrateur ", celle qui proclamait qu'"un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices". " Et la diversité des personnages ne répond-elle pas à l'affirmation que " des "moi", Victor en avait plusieurs. Plus ou moins profonds. Plus ou moins énigmatiques. " Comme l'auteur qui a pris l'habitude de " pénétrer violemment dans la vie d'inconnus ". Mais aussi de se glisser habilement sous leur peau afin peut-être de faire éclater la gangue qui enserre chaque être, le réduisant et l'assignant sur la durée au rôle qu'il a endossé face à la société et qui est le sien à jamais. Ainsi d'Élisa et de Victor que leur fille Claire voit " comme une demi-divinité bicéphale parlant d'une même voix, protectrice et savante, tendre et exigeante, toujours là, rassurante, même si les deux paires de bras de cet être familier ne faisaient pas les mêmes gestes, ne montraient pas les mêmes choses " ( Péremption)
Effractionnaire, Thomas Bleck l'est sans l'avoir vraiment voulu. Fuyard en déroute, il pénètre sans bris dans un lieu qui lui est inconnu. Il viole ainsi sans le vouloir vraiment un domaine qui ne lui appartient pas. Il violera de même accidentellement le " golem " contre lequel il trébuche. Dans le heurt, la tête du monstre s'en va rouler loin de son squelette de ferraille, désarticulé. Qu'y a-t-il de commun entre ce jeune voyou poursuivi par la police et Alice Watt, grande artiste peintre de renommée internationale que Thomas Bleck vient percuter violemment dans la première nouvelle, laquelle rassemble sous sa bannière les deux autres récits ? Qu'ont-ils à voir, ces deux personnages soudain désorientés, avec le narrateur d'Usurpation, écrivain de métier, confronté comme par inadvertance avec des individus peu amènes qui le mènent à leur guise ? Rien à voir non plus entre Alice Watt, Thomas Bleck, le narrateur écrivain usurpateur d'identité et ce Victor Sédol au nom promis à la sédation, la sienne et celle qu'il inflige aux autres, obsédé par le vieillissement et poursuivi par la mort.
Carnet mystérieux de l'archéologue Neumann découvert dans la tanière de Carthage et qui rappelle étrangement au narrateur romancier ses anciens carnets d'écriture, dans lesquels il consignait les prises de notes, les idées, les phrases qui surgissent à l'esprit, venues on ne sait d'où et pourtant insistantes et tenaces, qu'il faut noter au cas où.
Carnet vierge où Victor Sédol, " tueur de fraîche date ", venait d'inscrire " une unique et très courte phrase : ...et maintenant ? " ... " Un écrivain très singulier, ce Victor Sédol, auteur d'un seul ouvrage (Alonia ou la désolation), avant l'arrêt volontaire de toute publication ". (
Péremption)
Carnets ou toiles qui recèlent des petites phrases, clés des mystères à découvrir. Comme cette " vieille phrase ", lue jadis quelque part, que la plasticienne Alice Watt " mâchait et remâchait " :
" Comme il existe une noirceur secrète de la neige, n'importe quelle œuvre est aussi une vanité. "
Carnets qui finissent au fond d'un sac et dont il est temps de se délester.
Dans le récit carthaginois d' Usurpation, le faux archéologue s'interroge sur la " phrase tarabiscotée " qui soudain s'impose à lui " de façon inexpliquée mais fulgurante : " Frileuse fille d'Égypte puisque tu n'es vêtue que de cordes, fais-t' en des ceintures que ton époux dénouera, et alors tu auras chaud " ".
D'autres figures obsédantes comme celles du trou, de la faille, de la fosse trouvent leur place dans chaque récit. Crevasse dans laquelle il faut descendre. Ou chuter. Avant que de renaître, peut-être. Passer par l'isolement dans le sol ou dans l'île, se frayer un chemin dans les anfractuosités et l'étroitesse des couloirs creusés dans la roche est une épreuve nécessaire. Mais décisive. Qui conduit, au moment ultime, à tordre le cou aux certitudes que l'on s'est choisies et s'en remettre aux vagues de l'Océan.