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Ariane Dreyfus / Comme si c'était hier (Lecture d'Angèle Paoli)

Publié le 03 juin 2022 par Angèle Paoli

Ariane Dreyfus,
Comme si c'était hier, Éditions Tarabuste, 2022
Lecture d'Angèle Paoli

Ariane Dreyfus / Comme si c'était hier (Lecture d'Angèle Paoli) Nous n'aurons sur la terre qu'un visage

Je lis et relis Ariane Dreyfus. Non pas l'œuvre complète, partiellement accessible dans ma bibliothèque, mais le dernier recueil dont j'ai mis un extrait en ligne le mois dernier. Je la lis, la relis et la savoure. Ce petit opus sorti chez Tarabuste début 2022, m'occupe et me suit. Petit par la taille (en apparence seulement) mais d'une densité extrême. Comme si c'était hier. À l'intérieur, un post-it sur lequel Ariane Dreyfus a noté de sa main que deux des sections sur les quatre qui composent l'ouvrage ont été remaniées. Et puis, de sa main à nouveau, une dédicace qui me touche infiniment. Quelques mots, à peine, mais tant de finesse dans ce qui est suggéré plutôt que dit. Voilà donc un livre précieux qui fait de moi une lectrice toute particulière. Une lectrice au long cours.

Quatre recueils sont rassemblés ici. L'Amour 1 (1993) / Les Miettes de Décembre (1997) / La Durée des plantes (1998) / La Bouche de quelqu'un (2003). Seul le recueil intitulé Un visage effacé, qui date de la même époque (1995), est absent du présent ouvrage. J'en ignore les raisons. Dix années d'écriture et de vie se sont écoulées entre ces quatre publications et c'est comme si de rien n'était. Comme si présent et passé étaient joints sans soudure, sans séparation, à la manière des contes de fées où le présent est éternel, éternelles les promesses toujours accomplies dans un heureux dénouement. Comme si le titre du recueil avait pouvoir d'abolir les frontières et de restituer par les mots une continuité libératrice, dans laquelle Ariane se retrouverait et la lectrice fidèle retrouverait Ariane. Un fil à suivre, que l'on déroule avec étonnement et toujours autant de plaisir.

On croise dans ces quatre recueils les figures tutélaires qui emplissent la vie de la poète, ses acteurs /actrices favorites, danseurs et danseuses, ses films aimés et ses livres, les contes et les récits qui ont nourri les rêves de l'enfance, les chorégraphies silencieuses où les corps se frôlent se caressent s'inventent dans un mouvement éphémère et vital. Il suffit de se rendre en fin de recueil, à la page intitulée " Notes et Citations " pour croiser les noms des artistes et les titres des ouvrages qui habitent la poète de longue date et structurent son œuvre. De manière continue, singulière et féconde.

Comme si c'était hier, ainsi l'exprimeraient peut-être les contes et en accord avec eux, la bouche des enfants. Faire comme si présent et passé ne faisaient qu'un. Illusion sensible sur laquelle fermer les yeux avec douceur. Comme le fait Ariane et avec elle. Suivre son chemin de poésie, inchangé depuis les origines (1993), puisqu'écrire continue d'être le geste primordial. La geste vitale de la poète. Seule la poésie, celle d'Ariane Dreyfus en particulier, offre cette magie de pouvoir effacer les frontières, en passant par les mots et leur pouvoir, par l'amour qu'elle cherche à partager par eux. Car tout ce qui s'écrit dans ses poèmes est ancré dans son passé. Une enfance où les fées et leurs sortilèges avaient leur place pour contrer les obstacles, les assouplir, les ameublir. Les dépasser. Ce que la poète fait avec talent et bonne humeur, avec douceur et simplicité. Et les fées de l'enfance continuent d'accompagner Ariane.

Écrit la poète dans La Durée des plantes.

Pourtant, plus avant dans le recueil, la présence de la fée devient contradictoire. L'aveu de la souffrance, perceptible :

" Je regarde ma fée puisqu'elle est là. Pour se redresser à l'endroit. " (" Le double sursaut " in
Paroles qui valent les belles robes
Déployées.
Aucune magie et toutes les cicatrices
(Aujourd'hui ça s'appelle des sourires)
La Bouche de quelqu'un).


Seuls les poèmes résistent au temps, qui n'effacent pas les blessures, mais qui permettent, à celle qui se dit sans mémoire, de retrouver intacts ces instants - amour/douleur- liés au passé. De renouer avec les émotions qui ont donné l'impulsion à l'écriture.
Et cette soif de mots, qui jamais ne se résigne à tarir :

" Nous sommes debout en rêve. À boire à boire à boire. " (in
La neige danse comme si elle ne descendait pas.
Mais dans la bouche les hosties immédiates
Qui ont donné comme les accents de la poésie
Les Miettes de décembre )

Ainsi s'éclipsent les frontières. La poète retrouve, à travers histoires et mots, le mouvement initial qui lui permet d'ouvrir les portes et de franchir les espaces dans un élan qui donne toute sa place au geste et au corps. Tout ce qui bouge donne à voir à caresser du regard de la langue des lèvres des mains et des mots. Visage et bouche, mains expertes en caresses, laissent les mots advenir dans leur force. Drainant avec eux, derrière eux, tout ce qui compte dans l'univers intérieur d'Ariane Dreyfus.

Dès 1993, dans les proses poétiques d' Amour I s'énoncent les équivalences. Yeux = sexe = visage = fleur = amour = poésie. Le poème est une fenêtre ouverte sur. Ce qui se touche des yeux et des mots ; les mots ouvrent l'espace comme l'amour ouvre le ciel, densifie les couleurs, les assume dans leur force absolue :

" Les yeux qui étaient bleus sont soudain bleus ".

Ou " L'amour bouge d'un mot : " Viens ! " et c'est tout l'espace qui bouge avec lui, démultipliant " les corps du monde "

Ce qui apparaît d'emblée, dans ces très beaux poèmes narratifs - et qui se confirme dans bien d'autres poèmes - c'est la grammaire très personnelle d'Ariane Dreyfus. Une grammaire tout à elle, à nulle autre semblable, images et métaphores qui surprennent, déstabilisent parfois - on perd le fil, on ne sait plus qui est qui, les pronoms personnels se mélangent - puis on finit par s'y retrouver. Originalité et évidence. Et ce n'est pas un hasard si Ariane Dreyfus a confié la préface de l'ouvrage de Comme si c'était hier à James Sacré :

" La grammaire caresse les mots. À des endroits elle force un peu. Mais ce qui fait mal est encore dans la caresse. Très lentement/ jusqu'à ; ou si vite, et c'est nulle part. Poème qui touche à ton discours de tous les jours. Le mal qui vient avec, c'est pas forcément un plaisir. "

Proximité des deux poètes. Complicité et tendresse.

Dans le travail de création poétique d'Ariane Dreyfus, tout compte. Tout est à prendre en compte. Titres intermédiaires, titres des poèmes (ou absence de titre) citations, exergues et dédicaces. Ainsi des Miettes de décembre qui s'ouvrent et se ferment avec un vers de Georges Schehadé, poète de cœur, avec Jules Supervielle.

Le recueil des Miettes de décembre commence sur un dialogue déconcertant et des questions étranges. Entre deux enfants, peut-être, qui se racontent des histoires :


L'enfance est omniprésente dans le recueil, sous forme de récits, de comptines échangées, de jeux avec le langage, de questionnements et de charades fantaisistes.

De dialogues enfantins, dont la logique peut surprendre, entre fille (Catherine) et mère (Émilie) :

" - C'est dommage qu'on ne part pas très loin. Moi je voudrais prendre le train pendant des jours. Même mettre une maison dessus. Moi je serai voyageuse plus tard. Je ferai un métier dans les voyages et je ne sais pas si je pourrai me marier. On part bientôt, maman ?
Mais je me suis déjà lavée !
-Ferme les yeux.
-Mais je me suis déjà lavée ! (in " L'enfance objective ")


Pourtant, derrière ces échanges familiers, la douleur et la peur sont là, qui préexistent à l'histoire commencée malgré tout, alors même que tout commencement a déjà eu lieu. Peur de vieillir et plus encore peur de perdre l'être aimé. Peur d'être soudain privée de l'aimer.

" Je me courbe à travers ma face trempée.
Il scintille mais je vois encore son sourire.
-Mais je suis là.
Il regarde mes yeux, mes mains. M'ouvre les mains dans ses mains.
Et à nouveau il sourit très fort pas du tout par joie, pour moi.
-Et j'en ai envie.
Je ne suis plus du tout transparente, j'ai une peur très vive et comme heureuse.

Il ne veut pas que je baisse les bras, Il faut recouvrer le bord- (" Sortir la tête " in
Les Miettes de décembre)

Douleur aussi, qu'il faut émietter. Parce que la mort préexiste à toute vie. Même lorsque l'on donne naissance à un enfant. Puis l'amour de la nature reprend le dessus. Et la vie :

Ou encore, dans le même poème :

Et cette très jolie et très inventive exclamation :

" Ah tardir et mérir "

La présence de la mort est ainsi disséminée à travers les poèmes de sorte que l'on oublierait presque son existence. Même discrète, elle est là, qui se rappelle de façon détachée sous forme d'aphorisme :

" Enfin que toujours nous allons mourir. "

Mais la mort ne doit pas faire oublier la vie et le lien primordial qui unit entre eux les êtres. Et unit les êtres au monde. Toute chose, si minime soit-elle, doit être prise en considération, reliée à l'autre à travers don.

La neige est le cadeau qui enveloppe la terre. " (" Neige de novembre, Noël en décembre " in Les Miettes de Décembre)

La mort, s'il ne faut pas l'occulter, il ne faut pas non plus accepter qu'elle fasse oublier la beauté du monde, sa grandeur ; ni l'amour qui anime toute chose et insuffle à chacun la joie d'exister. Toute chose, aussi simple et modeste soit-elle mérite notre attention. Car tout se tient, tout communique, tout palpite. Tout s'élargit. Il suffit de regarder, d'écouter, d'être réceptif au frémissement des choses d'alentour. D'en assumer le partage :

" Le ciel est très grand car très intouchable. Mais partage sa chair dans les yeux. Chaque œil est une graine du ciel qu'en regardant nous devenons entier (sic !).

J'arrose le lilas, le reste, tout le vert.

Il y avait aussi le visage de la maison ; qui se mettait à respirer si on en faisait le tour. Ou posant sa main à plat, et en frappant jusqu'à dix on avait le droit d'aller encore courir. Histoire de remuer le trésor dans ses feuilles... " (" Les enfants passés " in " Épilogue ", Les Miettes de décembre)

Le visage est partout car toute chose offre son visage. Le visage est comme une page écrite, ouverte aux mots. Le visage est comme le poème. Lieu d'accueil des émotions, de la sensibilité, de l'échange. Ainsi le suggère, semble-t-il, ce vers de Georges Schehadé sur lequel se clôt la section Les Miettes de décembre :

" À l'avant de ton visage tant d'adieu. "

Visages multiples de l'amour. Visages du vivant.

le dévorent vers nous. Affamé et plein.,

Qui changeant sans sortir de lui Nous dit où l'âme respire dans un cor (sic) " (" Les enfants passés " in
Les Miettes de décembre)

Il y a encore tant de choses à dire, à redécouvrir, à partager. Je reviendrai plus tard vers Ariane. Avec mes mots pour me glisser, enfant espiègle, derrière les poèmes d'amour de La Bouche de quelqu'un.

Ariane Dreyfus / Comme si c'était hier (Lecture d'Angèle Paoli)

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