éditions L'Herbe qui tremble, 2022.
Lecture de Sabine Dewulf
Je souffle, et rien. Ce titre arrête. L'élan de la première personne, relayé par la virgule, s'interrompt doublement : anéanti par l'adverbe " rien " et par le point définitif. Le souffle de vie semble condamné au néant sans espoir. Pourtant, n'est-ce pas précisément ce rien qui, dans le livre, se fait poème ? Que désigne Isabelle Lévesque par cet adverbe négateur ?
Ce rien oriente d'abord vers une impuissance qui a besoin de se dire par l'élégie, afin de faire le deuil du père disparu, à qui le livre est dédié : Claude Lévesque. C'était déjà l'objet du recueil
Ossature du silence, paru aux Deux-Siciles en 2012 et accompagné des encres du défunt. Mais ici, le chant paraît orphelin. Isabelle Lévesque s'engage seule sur le fleuve des morts, dans la brume de l'autre " rive ", " invisible ". Il faut se convaincre, sans relâche, de l'absence dure, incontestable:
" J'accepte de te perdre. "
tout en s'accordant la douceur du chagrin, du rêve et du désir impossible :
" Essoufflée
malade à cœur perdu de comment
traverser".
Il faut pouvoir dire la douleur de la perte, au fil d'une eau profonde, jusqu'à la tentation de sombrer avec l'absent :
" Je te suis lente aquatique. "
Les mots s'élèvent sur les cendres comme les témoins très purs d'une solitude partagée :
Le poème est un " sépulcre " de " craie ".
Cela pourrait suffire. Cependant, ce rien se donne aussi comme trace frêle de ce qui fut vivant : les mots ont beau représenter si peu en regard d'une présence physique, ils ravivent ici et là une " barbe " têtue, un " géant sur la marelle "... Ils s'accordent avec les sonorités du nom paternel, avec sa voix enfuie. Nommer le disparu -
c'est perpétuer le seul signe capable de ressusciter une pâle image, un frêle écho :
" Tu murmures. "
Une silhouette incertaine, un " passeur passé sur la Seine ", se détache sur la " falaise ". Tissant leur toile de sons, de formes fantomatiques -
" Nous brisés depuis
(le bruit, la brume
et le ciel flamme et gris) "
-, les mots d'Isabelle Lévesque s'accordent tant à l'enfui qu'ils plongent parfois (littéralement) dans le blanc de la page :
" je perds mon encre où rien ne se / ".
Pour éviter de devenir " fossile " pris dans la craie, il s'agit pour la poète de s'établir dans ce presque rien que la mémoire préserve :
" le son se perd dans ton sang. "
Mais il se peut que ce rien revête une dimension plus profonde encore ; celle d'une mémoire vidée de tout désir, hormis celui de coïncider avec cela seul qui demeure : la vérité subtile de tout instant vécu. L'être aimé n'est-il finalement pas toujours déjà perdu, même de son vivant ? Si la présence de ce compagnon de jeux, passionné de dessin et d'Histoire, cachant en lui-même sa douleur enfantine (il est aussi " l'enfant blessé "), se perd à travers les mailles du poème, ce n'est peut-être pas tant à cause de sa mort que de l'impossibilité, pour le langage, de saisir quoi que ce soit. Ce sont alors de simples accents, des lettres et des chiffres (" voyelles ", " consonnes ", " toit circonflexe ", " neuf ", " chiffre-roue "...) qui se révèlent dignes du poème. Dans leur nudité, ces signes témoignent du seul réceptacle possible du vivant : un fleuve à traverser, où réside l'" île " (du cœur ?). Le fleuve d'une conscience secrète, qualifiée de " toujours même ", " ici " déployée (dans le présent de l'écriture), et qui prend consistance au fil des poèmes comme la " barque de craie " où navigue l'être aimé. Un tel état d'esprit, vacant et libre, permet aux mots " vivants "
Sabine Dewulf sur →Tdfde " tremble[r] à la surface du poème
inventé par le fleuve ",
et de " tenir droite ", telle une colonne vertébrale, la falaise des poèmes et des superbes peintures de Fabrice Rebeyrolle.
Lisons donc ce recueil poignant, peut-être le plus beau qu'ait écrit Isabelle Lévesque. Il nous entraîne dans la quête de notre part invisible, de notre éternité jaillissante :
"Je tiendrai le poème
que je n'ai pas écrit (c'est toi)
ici dans ma voix qui te hante. "