James Sacré, Brouettes
Le Cahier des lombes / Obsidiane 2022
Lecture de Gérard Cartier
Le parti pris des brouettes
La poésie est un langage universel. De même que, dans la peinture, deux bouteilles nues au crépuscule peuvent toucher autant que les grandes machines mythologiques, on peut tout dire en vers avec bonheur, les amours de Didon comme une simple brouette. Des bonheurs autres, qui font vibrer en nous des cordes différentes, mais à la même profondeur, sans que l'une soit plus noble que l'autre. " Pour restreindre son train de maison, disait Goethe, on n'en est pas plus pauvre. " Ce que montre ce petit recueil (par l'épaisseur) de James Sacré.
C'est une poésie humble par le motif et modeste par l'expression, au lexique étroit, faite de presque rien : de brouettes, donc, de toutes sortes, rencontrées au gré des voyages, chargées d'un sac de ciment, de linges ou de pastèques, ou bien vides, des brouettes solitaires, saisies dans leur environnement, une tente, une esplanade, une ruelle " En balcon ouvert sur l'infini du monde ", parfois accompagnées de quelques figures humaines à peine esquissées. Une peinture austère donc, dépouillée d'emphase, seulement réveillée de loin en loin par une touche de couleur violente, un " rose de pastèque éventrée " - trouvaille de langue que la brouette accueille par un rire.
Parmi ces brouettes, seule concession aux " têtes farcies de savoirs virtuels ", James Sacré (qui longtemps enseigna dans une université états-unienne) n'oublie pas de citer la fameuse brouette rouge de William Carlos Williams, qui est devenue, en France tout au moins, l'emblème de l'objectivisme américain. Malgré les apparences, l'auteur en est assez éloigné. Sa poésie, tout en se tenant au plus près des choses, incline à la réflexion - avec parcimonie. Pas de grande métaphysique chez lui, mais de courtes échappées, une réverbération des choses dans la pensée, généralement sur le mode interrogatif : " Quelle vérité d'un moment / Dans la vérité du temps ? " ; plus rarement, explicites :
[...] Une vraie brouette de travail
Que poussent les bras d'un petit garçon, comme s'il apprenait
À pousser la vie
Devant soi. Et déjà
La brouette est vide.
Ces brouettes sont avant tout un objet d'écriture, " Pour transporter à la fin / Que des mots. " Elles ne tiennent sur leurs trois appuis que par la force de la langue de Sacré. Sacrée langue, bancale, mal dégrossie, une langue d'essence populaire, à la syntaxe souvent fautive et gauchie de tournures dialectales - son si, par exemple, peut avoir une fonction interrogative : " La vraie brouette / Si elle existe encore ? ". On sait que l'auteur est né dans une ferme de Vendée, qu'il a lui aussi manié la brouette (de bois, précise-t-il : " Quand j'allais chercher de la chicorée pour les lapins "), et il est resté, dans son appréhension de la poésie, une sorte de paysan - un paysan monté en graines, qui essaime depuis cinquante ans, sans souci des modes, une écriture singulière sous ses dehors discrets.
Ses vers, non mesurés, qui oscillent souvent autour de la mesure classique, visent à la fluidité plus qu'à l'éclat et, même s'ils ne sont pas dépourvus de jeux d'échos, à la musique. Les poèmes les plus courts, en particulier ceux de la première section, à propos d'une brouette échouée sous un pan de tente à Chichaoua, au Maroc, sont de ce point de vue exemplaires. La langue y est rapide, toute de cadence, et l'on pense quelquefois à Guillevic, dans un registre de pensée plus étroit, mais avec une égale réussite :
Parce que c'est à Locorotondo la brouette
A la couleur d'un ciel bleu mêlé
À des feuillages d'oliviers.
Mais sa couleur n'est rien d'autre que celle
De matériaux qu'elle a transportés :
Une brouette c'est toujours
Du rêve et du réel emmêlés.
Ces brouettes ont subi une triple métamorphose : d'abord photographiées par l'auteur, et donc arrachées au monde, puis transportées dans des poèmes, avec ce résultat étrange que leur solitude s'y efface, que le poème voit ce que la photo ne montrait pas (ni peut-être la réalité), les entourant d'un univers de perceptions, de pensées et de souvenirs, comme, avoue Sacré, s'il voulait ainsi oublier " sa propre solitude ". Certaines brouettes ont même subi une quatrième métamorphose : le recueil est illustré de dessins au crayon d'Yvon Vey tirés des mêmes photographies, au trait méticuleux mais au cadrage étroit, qui restituent l'objet à sa solitude.
Qui ne connaitrait pas la poésie de James Sacré ne saurait mieux commencer que par ce petit livre, qui séduit d'emblée. Jamais, peut-être, sa manière n'a trouvé plus juste application qu'avec ce mince sujet, dont il fait une belle métaphore de son travail, " Pour mener la brouette de mots / Au petit tas d'écriture qu'on appelle un poème. "
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Image, G.AdC
■ Gérard Cartier
sur Terres de femmes ▼
→ .La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
→ Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
→ Tristran (lecture de Nathalie Riera)
→ Le philtre (extrait de Tristran)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture d'AP)
→ .Par moi on va dans la cité dolente... (poème extrait du Voyage de Bougainville)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Flammarion) d'autres extraits de L'Ultime Thulé [PDF]
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier
Ph. © olivier roller
Source
■ James Sacré
sur Terres de femmes ▼
→ [Dans la pointe exiguë d'un pays qui est de la campagne] (extrait d'Écrire pour t'aimer)
→ [Il y a le menhir] (extrait d'Et parier que dedans se donne aussi la beauté)
→ Le paysage est sans légende (lecture de Tristan Hordé)
→ Dans le format de la page (poème extrait du Paysage est sans légende)
→ Je t'aime. On n'entend rien (poème extrait d'Un paradis de poussières)
→ Le désir échappe à mon poème
→ Parfois (poème extrait d'Un paradis de poussières)
→ James Sacré, Lorand Gaspar | Dans les yeux d'une femme bédouine qui regarde
■ Voir aussi ▼
→ (sur remue.net) James Sacré/Un paradis de poussières (article de Jacques Josse)
→ (sur Loxias) une bio-bibliographie de James Sacré
→ (sur le site de Jean-Michel Maulpoix) un article de James Sacré (" Une boulange de lyrisme critique "), texte paru dans la revue Le Nouveau Recueil (éditions Champ Vallon)
→ (sur Terres de femmes) | rouge | (Angèle Paoli)