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Étienne Faure / Vol en V (lecture d'Angèle Paoli)

Publié le 20 juin 2022 par Angèle Paoli
Étienne Faure / Vol en V (lecture d'Angèle Paoli)

Photo Angèle Paoli

Soulages, Pierre Encrevé, L'œuvre complet
Peintures I. 1946-1959, Seuil, p.251, 1994
Catalogue 271, Peinture 24 x 33cm, 1956
Huile sur toile,
Signature et date en bas à droite
Collection privée, Paris

. Et le verbe fut. Celui du poète, multiple, foisonnant, éblouissant. Un envol de tous les instants. Une gerbe de poèmes où le " V " l'emporte, sur la terre comme au ciel. Le poète, c'est Étienne Faure. Écrire sur Vol en V est quasi impossible, irréalisable. Cela relève de la présomption. Du tour de force. Car Étienne Faure est un maître. Inégalable. Dans son style, dans sa manière si particulière d'enlever avec lui, celui ou celle qui aborde sur sa nacelle. Un Icarien, que le poète de Vol en V. Sans chute mortelle. Juste les airs. Et l'envol. Même si se glissent, subreptices mais présents, la mélancolie, le regret, la désillusion et l'effroi. Ce qui domine et demeure, inscrit derrière les yeux, c'est ce plaisir toujours renouvelé que le virtuose de la langue, infatigable observateur des êtres et des choses, offre à ses " afficionadas ", dont je suis.

Alors, Vol en V. S'élancer ; prendre le risque de... Lire et relire. Le recueil, que domine le penchant du poète pour le vent la pluie le ciel. Et les fenêtres, lieu idéal de vigie et d'observation, lieu frontière entre dedans et dehors, monde réel et reflets, jeux de miroirs et d'eau (Ah, l'admirable pluie " bergère urbaine sous la voûte en abîme que la vie reflète, / inverse, ") ! offerts à celui dont le regard se hisse au-delà des toits, le recueil, donc, est complexe et vaste. Il est un kaléidoscope où l'on passe des choses vues - vol des oiseaux et vie des insectes - aux rumeurs de tambour des appartements de la ville ; de l'art de saisir sur le vif les mouvements et les formes, les plaisirs et les peines, à celui de scruter dans le moindre détail les toiles que le poète revisite avec son sens de la spirale, cette façon qu'il a de glisser d'un monde à l'autre sans rupture et sans heurt mais qui enroule la lectrice dans ses volutes de mots, son tourbillon de couleurs et de sons. Poète à l'écoute, qui plonge dans les bruits comme dans les odeurs, glanant au passage dans sa remontée tout ce qui retient son attention : " l'odeur fermentée des lilas ", " le tam-tam des pluies ", " les ciels de zinc, couleur de l'âme. " Sans oublier " les fla, les ra, les flonflons, le silence. "

Chacune des sections, onze en tout, est un voyage. Voyage au-dessus des toits de Paris, avec contre-plongées saisissantes, ou à rez-de-piéton, à travers rues et quartiers, allées de cimetières, salles de musées, à partir de déambulations dont le poète est insatiable. Dans les foins et dans les alpages, sous la canicule et sous la pluie. Dans un ailleurs quelque part vers l'Est où le poète a des racines.
sur les pas de Florentina. La Pologne peut-être.

Chacune des sections rassemble sous son titre des poèmes de taille moyenne (de 16 à 20 vers, quelquefois un peu plus). Chaque poème développe une saynète particulière, résumée, après le poème, par une expression en italiques qui en reprend le motif premier ou l'idée essentielle. Ainsi du poème d'ouverture - le cœur est dans la gorge - ou bien de wróbel, moineau en polonais, poème qui clôt le recueil. Il est fréquent que ces mots ou expressions soient le point de bascule du poème, souvent à mi-parcours de la lecture. Mais le glissando et le revirement se fait à notre insu, jusqu'à la chute. Toujours inattendue. Et parfois effrayante. Ainsi du poème square Gardette, couleur d'orage et de montée des périls, qui file progressivement vers la mort violente. Assassinat.

Une fois la lecture du poème terminée, la lectrice de s'interroger. Comment est-on passé d'un monde à un autre, d'une histoire à un autre ? Par quel subterfuge de magicien, par quelle pirouette acrobate, le poète entraîne-t-il dans son sillage, l'air de rien, d'un univers originel à un tout autre univers au final, d'un avant à un après, et cela sans rupture marquée, de manière à former une pâte homogène ! Par quel savant mélange conjugue-t-il les contraires - à la peine, d'un tour de roue tête à l'envers " - ? (in
" transition de la joie
rétablissement secteur nord-est)

C'est que le poète, imprégné d'une vaste culture classique, est un amoureux des mots. De leurs alliances. Des échos et des images qu'elles drainent. Il joue avec eux, inlassablement. Joue avec leur polysémie en même temps que sur leur proximité phonique. " langueur /langage "; tissu/issu; " fidèle / fiel "; " verbe/vertige "; " adverses/averses "; " glas/verglas "...

À ces glissements silencieux qui donnent leur couleur unique aux tableaux, il faut rajouter comparaisons et syncopes syntaxiques déroutantes. Et les subtiles combinaisons d'hypallage et de zeugma comme il en existe dans le très beau conciliación :


"... passé le seuil du patio
où elle m'attend, fraîchement
ombragée par le chuchotis d'une
fontaine - il ne faut jamais dire jamais-
via la fugace allée des citronniers
et de Vénus qui mène au cœur de la
lumière... " (in " Tableaux d'Espagne, I ")

Tout cela disséminé dans le poème. Les allitérations en "V" rythment nombre de poèmes. Ainsi de transcender. " Ordre d'envol, quitter le sol " ...

" [...] prendre un nouvel élan vers le sud, la route
en V taillée tel un stylet naguère quand,
verbe et vertige, onomatopée des ailes,
écrire et voler était le sort des plumes. "

Ailleurs tout au long de croisées du jour, le poète sinue d'une seule traite entre allitérations - "V" et "P" - et assonances nasales :

" Aux fenêtres d'octobre encore entrouvertes
le vent la nuit capture les sons de la ville,
en hâte éparpillé le linge et nu sur le parquet
où dorment les amants comme suicidés
l'un dans l'autre... "

Dans le poème, dix-sept vers en tout - à lire à l'oreille autant que des yeux - le linge suspendu aux fenêtres se fait le vecteur métonymique de l'amour. L'union/désunion des amants se lit dans l'envol des vêtements. Le "V" du vol du vent du rêve draine en une phrase unique, sans ponctuation autre que la virgule, la rousseur de l'automne, les sommeils des amants les réveils, les signes qui tourbillonnent autour du canal de l'Ourcq. Tous ces signes dialoguent d'un vers à l'autre, d'un poème l'autre, d'un tableau à l'autre du recueil, ouvrant sur les amours vivantes ou mortes, donnant vue sur le zinc des toits. Les rumeurs d'étreintes et de draps se déploient, enclos dans les chambres mais promptes à s'en échapper sous la célérité verbale du poète dont l'humour perce derrière la verlainienne mélancolie. Étienne Faure est le poète d'un jadis envolé qu'il fait revivre par son talent empreint de tendresse. Les croquis (dans le sens hugolien de " croquer le marmot ") se suivent, traits rapides et concis, efficaces. Contours expressifs. Des paysages surgissent, des visions, des natures mortes aux mains, prises dans la diversité de leur lyrisme, de leurs mouvements de leurs rôles et de leur statut ; des mains intemporelles, des " mains perpétuelles ". les mains. Ce sont des souvenirs de lectures et de vers - Villon et Apollinaire, Hemingway et Louise Labé, des souvenirs de toile ; des Breughel et des Van Gogh, des peintres anglais et des Kirchner, des Caillebotte et des Manet, des parties de campagne - " claire guinguette d'un Renoir " - et c'est d'un seul coup que surviennent, sur le devant de la scène, chez la lectrice que je suis, les images d'escarpolette, de rameurs en tricots rayés, d'amours clandestines vécues à la sauvette au bord de l'eau sous la saulaie et sous les nuages, c'est tout à la fois Maupassant, Sylvia Bataille sublime, Renoir et Manet, jeux de regards et de désirs, Après-Midi d'un Faune , tout à la fois Mallarmé et Debussy, musique, toiles, textes et film ; c'est un tourbillon d'images cent fois aimées... vues et revues - mais revisitées, ravivées - par le regard malicieux du poète qui traverse avec les époques et le temps, les mœurs anciennes et les nouvelles. Ainsi des " self-portraits " et " selfies " dans autoportrait du peintre.


Il arrive que le poète s'inclue dans le paysage qu'il traverse et auquel il appartient. Le voici, en train d'écrire et de

" noter la phrase avant qu'elle ne s'envole, froissement perpétuel des mots... " (in
l'ascension des Buttes-Chaumont )


Tout se noue toujours suivant le rythme de longues phrases uniques, construites sur des emboîtements d'images, de scènes qui se déroulent les unes les autres sans rupture, par appositions où se déploient les allitérations en "V", des alliages de mots de sens et de sons. Le poète possède à son plus haut degré l'art de scruter chaque coin de toile dans le détail. Ce sont les superbes " Scrutations " - douze au total- où l'on passe en quelques poèmes d'une époque à une autre, et où l'on s'arrête soudain, comme figée, sur " l'incandescence " d'un rouge- noir- sang de Soulages (le nom du peintre n'est pas donné), souvenir de l'insupportable qu'il faut dire mais qu'il faut aussi laisser derrière soi :

"
Outrenoir au-delà des cendres,
après refroidissement restitués, résidus blêmes
quand il faut fuir, pareillement s'élever
dans le jabot d'un oiseau blanc, reprendre
l'envol, quitter la noirceur du sol
et par lente élévation vers le blanc dépoli
que le soleil traverse - 8000 mètres, moins 40 -
gagner de la hauteur, distance et clarté soudaine
qui de tout, peine obscure et néant, allège.

le noir prend feu (" peinture 14 avril 56 ") "

Lire et relire Vol en V, c'est " d'un coup d'aile " partager avec le passereau de passage, le wróbel du poète, la riche palette des sentiments et de la poésie qui l'anime. Puis revenir sur sa lecture pour en saisir toutes les subtilités perçues. Et savourer ainsi, dans son haut degré d'"incandescence", cette poésie de haute volée.


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