Ils allaient sans parler et parfois leurs chants froissaient le silence en s'élevant au-dessus d'eux. La terre où ils cheminaient était sillonnée de rivières qui descendaient vers le sud pour se jeter au loin dans l'océan Atlantique. Il y en avait tant et tant que les Anglais avaient surnommé les petits peuples de cette région du nom de Creeks, qui veut dire source ou rivière. Autour d'eux, les volutes d'or du soleil pénétraient l'ombre des grands arbres. Des séquoias géants s'emmêlaient comme autant de dieux tutélaires. On ne quittait la douceur des rivières que pour s'enfoncer dans les profondeurs verdoyantes et giboyeuses. En s'éloignant de Coosa on rencontrait la Cawahbariver puis la Black Warrior River : la rivière du guerrier noir. Entre chacun de ses cours d'eau s'étendaient des forêts surpeuplées d'animaux. Les colons y étaient rares et les Indiens peu nombreux. Les daims abondaient et aussi les cerfs qui allaient en harde. Quand la bête apparaît, l'Indien est saisi d'une joie contemplative. La lueur du sacré apparaît dans ses yeux. Jean espérait voir le fameux ours noir qui sort de l'hibernation vers le mois d'avril. L'ours était la Bête par excellence, celle que les Indiens craignaient plus que tout autre et qui faisait de vous un héros si vous parveniez à la tuer [...]
Enfin ils arrivèrent aux cavernes sacrées. Ils avaient chevauché dès l'aube et les monticules rocheux leur étaient brusquement apparus, à peine distinguables des nuages. L'aube était grise et triste mais maintenant le soleil perçait l'horizon, il frappait la roche, si étrange et si plane, des monts Cahokia. On aurait dit d'étranges toitures apposées là en l'honneur de dieux oubliés. Jean n'avait jamais vu de tels vestiges et ne savait pas qualifier ce qu'il voyait. Il était gagné par un sentiment de désolation. Sans doute existait-il de tels édifices en Ecosse ou au pays des Celtes dont il avait entendu parler et qui, à l'instar des Muskogees, avaient sacralisé des pierres. Au fur et à mesure qu'ils approchaient de ces figures carrées et plates, celles-ci lui paraissaient encore plus étranges. Tout autour, l'espace était libre et immense, habité par une herbe rase où vaquaient des oiseaux. Il avait du mal à croire que ces vestiges avaient été des lieux grandioses que les Indiens évoquaient avec tant de solennité. La veille au soir, Red Shoes lui avait expliqué que ces monts avaient autrefois abrité de grandes cités. Ici avaient vécu des dizaines de milliers d'hommes et de femmes venus du Mexique mais aussi du Nord et de l'Ouest de l'Amérique. Ils étaient leurs aïeux. Comment ces cités s'étaient-elles éteintes ? Avaient-elles été ruinées par les Espagnols lors de leur montée vers le nord ? Sur cette étrange esplanade les ancêtres des Creeks avaient offert à leurs dieux des animaux en sacrifice et des hommes aussi sans doute. " Alexandre évoque rarement votre passé le plus lointain, pourtant il a étudié l'histoire " dit Jean. " Il a étudié l'histoire des Européens mais la nôtre n'est écrite nulle part. Ce sont nos Anciens qui nous l'ont racontée, répliqua Red Shoes.
Paul-François Paoli, " Les cavernes sacrées " in Au pays des rivières, Roman, Éditions Bartillat 2022, pp.199, 204,205.
Au pays des rivières est avant tout un roman d'amour
Lorsque commence Au pays des rivières, Jean-Antoine Leclerc est âgé de vingt-deux ans. Nous sommes en 1780. Le jeune aventurier français embarque pour les Amériques. Prise in medias res à Paris que fuit Jean-Antoine Leclerc, l'épopée se déroule en terres indiennes, dans le sud-est du continent américain. Au cours de ces dix années riches en péripéties de toutes sortes, Jean-Antoine Leclerc découvre le Nouveau Monde. Sa nature infinie, son immense beauté. Grâce à la bienveillance du chef indien Alexandre Mac Gilivray - dit Hoboi Hilli- et de sa mère, la très belle et très respectée Sehoy, Leclerc, bientôt baptisé Renard Rouge par les Creeks, s'intègre progressivement aux tribus indiennes dont il adopte peu à peu les valeurs, les us et les rites. Il s'immerge dans les combats récurrents qui opposent les Indiens du Mississipi aux envahisseurs blancs, Anglais et Espagnols. Lorsque Leclerc décide de retourner sur le vieux continent en 1795, c'est pour tenter d'établir des liens qui assureraient aux Indiens la protection de la France - alors sous le régime du Directoire - notamment contre l'Angleterre. Jean-Antoine Leclerc, indécis, se rend aux arguments de Julia son épouse indienne (elle est la fille de Sehoy), mère de sa petite Florida et enceinte d'un enfant à naître. Les raisons sont multiples, qui finissent par convaincre Jean-Antoine Leclerc. Politiques, claniques, affectives. Le dernier chapitre, " Grandiose chimère ", laisse percer ces entrelacs de motifs qui poussent Jean-Antoine Leclerc à quitter celle dont il a été si éperdument amoureux. À reprendre la mer. Avec la promesse - qu'il ne tiendra pas - du retour.
Ce roman foisonnant, écrit à partir de documents historiques -
Mémoires de Louis Milfort, alias Jean-Antoine Leclerc, et Correspondances diverses - est placé sous l'égide de François-René de Chateaubriand et de son Voyage en Amérique (1790) dont des extraits sont donnés en exergue en début de chapitre. Mais Au pays des rivières est avant tout un roman d'amour. Amour sensuel du couple Julia/ Jean-Antoine Leclerc. Mais, bien au-delà, amour de longue date de l'auteur pour ces tribus indiennes réputées primitives par les blancs d'Amérique pour qui seuls comptent le commerce l'argent le matérialisme mâtiné d'un calvinisme moralisateur, méprisant les mœurs et le spiritualisme de ceux dont la légitimité sur leur territoire d'origine est incontestable. Amour aussi, incontestable, pour la nature dont les richesses et les beautés sont décrites avec ferveur.
Même si toute idéologie semble absente de ce long récit empli de rebondissements - danses chamaniques qui emportent jusqu'à la transe, expéditions à travers les forêts et le long des rivières, cris de guerre et de fureur contre ceux qui progressivement envahissent et détruisent les territoires des Creeks que baignent tous les affluents du grand fleuve - le récit porte les marques d'une admiration pure et sans concession pour les tribus indiennes vouées à l'anéantissement.
Savamment construit selon une chronologie historique précise,
Au pays des rivières aborde nombre de questions sous la plume riche de Paul-François Paoli.
Celle de la vie quotidienne des Indiens, remarquablement décrite. Celle du destin incroyable de ce jeune français fuyant son pays ; celle de son intégration dans la tribu d'accueil qui fait de lui un chef de guerre reconnu et un homme de valeur estimé de tous. Jusques à quand ? Quelles seront les limites auxquelles il sera soumis ?
Un fil rouge ténu mais visible court tout au long du récit. Celui de la Corse. Discrètement présente.
Au pays des rivières est un roman passionnant qui retrace l'histoire méconnue des Indiens d'Amérique. L'auteur y imprime sa marque qui est celle d'une grande sensibilité.