Illustration de couverture : Beksinski,1978 (détail)
I. YUCCA
Le personnage central de ce livre s’appelle Ylane.
J’aurais passé mon chemin si je ne m’étais aperçu qu’elle était, elle aussi, hantée par la phrase. Je l’avais surprise dans sa cuisine, assise devant un livre. Mais elle ne lisait pas. Elle avait la tête penchée et ses longs cheveux cachaient une partie de son visage. Ylane était restée toute la nuit devant son livre ouvert à la page où elle avait griffonné dans la marge la phrase, Va tu ne sais où et rapporte tu ne sais quoi. Les lèvres d’Ylane remuaient. Parlait-elle à elle-même ? Elle murmurait des mots sans suite, comme une formule d’exorcisme. Elle est là, chuchotait Ylane. Elle est revenue. De nouveau dans ma tête. Sur mes lèvres. Au bout de mes doigts. Elle. La folie. Revenue pour me gâcher la vie. Elle. Démoniaque. Elle. En deuil. Rouge et noire. Rouge comme le sang. Noire comme les mots imprimés qui dansent devant mes yeux. Elle. Son regard furibond. Sa bouche comme une plaie faite par les comprachicos. Elle. Ma proche ennemie.
Le nom d’Ylane est tout un poème. Ylane, île d’Anne, ma sœur Anne. Y comme yucca, le poignard espagnol. L comme livre, comme lèvre. A comme amante. Ylane, amante insane. Ylane, liane qui enlace les cœurs et s’élance vers la lumière. Ylane à la peau fine, héroïne au regard noir de colère. Ylane secouant ses cheveux aux reflets cuivrés. Ylane au sourire ambigu. Ylane tour à tour pleine d’élans et farouche. Ylane était le fantôme d’une histoire dont elle ne savait si elle lui appartenait encore. Ylane vivait entre rêve et rage, ivresse et orage, mort et transfiguration. Ylane dont l’oiseau de mauvais augure m’avait ordonné l’espionnage. Elle était comme un hérisson roulé en boule quand elle dormait. A l’état de veille, elle était tout autre, elle paraissait toujours sur le point de s’échapper. Comme si son corps était trop petit, trop étriqué, et que le monde entier ne suffisait pas à satisfaire sa curiosité. Ylane ignorait ma présence. L’aurait-elle devinée qu’elle n’aurait tenu aucun compte de moi. C’était un étrange animal, qui pourrait se contenter de l’amitié d’un arbre ou d’un coin d’ombre. Elle aurait pu être danseuse. Elle aurait pu être poète et écrire des vers semblables à des lucioles dans la nuit. Elle aurait pu aussi être ermite, avoir pour amants des nuages. Mais elle était restée là, parce que son destin était de faire irruption dans mon livre. Je ne prétendrais pas tout savoir d’elle. Mais peut-être m’était-il possible de me la rendre proche pour aller avec elle je ne savais où et rapporter je ne savais quoi.
Linda Lê, Conte de l’amour bifrons, Christian Bourgois Éditeur, 2005, pp. 7, 8, 9.
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LINDA LÊ
Écrivaine franco-vietnamienne, Linda Lê est décédée à Paris le 9 mai 2022 des suites d'une longue maladie.
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) La boîte de Pandore (note de lecture d'Angèle Paoli sur Le Complexe de Caliban) ;
- (sur Terres de femmes) Linda Lê / Carnage amoureux (extrait des Évangiles du crime) ;
- (sur le site d'Olivier Roller) les Portraits photographiques de Linda Lê.
- Wikipedia