Antigone donnant sa sépulture à Polynice,
Jean-Louis Bézard, 1825 ©
La " cartographie des signes " d'Anna Ayanoglou
La poésie d'Anna Ayanoglou est " cartographie des signes ". Signes multiples, associés à l'origine paternelle et au nom, à l'étrangeté de l'étrangère, au langage du corps lié à l'amour, à la mémoire, à la multitude qui habite la poète et la pousse à écrire. À ses " lointains intérieurs " qui la mettent à mal et qu'il faut apprendre à étançonner. Ainsi, avec cet ensemble de poèmes réunis sous le titre guerrier de
Sensations du combat, la poète revisite-t-elle son passé à l'aune de ce qu'elle vit conjointement au présent de l'écriture.
" Dans mon présent nichent des multitudes ", écrit-elle.
Et c'est dans le magma de ces multitudes qu'elle puise la matière même de son travail. Un ouvrage de dentellière patiemment et finement agencé, tissé de liens de pays de visages de voix, " morts et renaissances ".
Combative, Anna Ayanoglou l'est. Tant dans sa manière d'affronter la vie, ses désillusions et ses cicatrices, ses souffrances, ses déceptions cruelles, que dans sa langue où affleure une forme de violence étayée par une syntaxe de la rupture et du rejet, laquelle surprend au détour de la phrase ou du vers.
Le recueil est construit autour de deux mouvements séparés par un " intermède " lituanien de quelques poèmes. " Nourritures " auxquelles s'abreuver. La poète y affirme sa préférence pour les liens de hasard ; liens choisis plutôt qu'imposés par la naissance. Est-ce à dire que la " dévoration " qui donne son titre au premier volet va s'assoupir, laissant place à plus de souplesse et de sérénité ? Rien n'est moins sûr. Car le passé vorateur, inscrit de longue date sous la peau, ne peut être écarté. Ne peut se dissoudre ni disparaître. Le passé alimente la lutte; il la nourrit continument. Ainsi la " cartographie des signes " s'organise-t-elle autour d'un centre volcanique incandescent qui n'attend pour exploser que le moment favorable :
" Il y a cette origine, que mon nom dit
son intenable intensité, parfois
De chaque départ
elle est le centre de gravité
-une fournaise autour de laquelle
j'évolue... "
Il arrive cependant que se produise une " éclipse de combat ", lorsque la poète retrouve en elle les images de Vilnius où elle a résidé et peut-être enseigné :
" Vilnius est cette lune
qui m'épargne les rais de feu
contre lesquels, les jours mesquins
au détriment de tout, je lutte
Chaque année, quelques jours
je me place sous sa protection... "
C'est dans le second mouvement du recueil, qui joue subtilement sur le titre à double entrée - " Ce savoir, se savoir " - que se trouvent les variations autour des poèmes éponymes qui donnent leur titre à l'ensemble de l'ouvrage : " Sensations du combat, variation I / " Sensations du combat, variation II " / " Sensations du combat, variation III ".
Multiples, les sensations nourrissent l'âme tourmentée de la poète. Sensations d'étouffement, de musèlement, de compression, de souillure, aussi, associée au regret. Sensations oniriques d'enserrement qui se nouent à partir des images angoissantes de la forêt :
" - la forêt est en toi
dorénavant
son poison noir te part du cœur. "
ou encore : sensations oniriques de voyage, descente par cercles jusqu'à l'intérieur de la toile, avec cette fois, délivrance et douceur versées par l'oubli. Une aspiration au Léthé, peut-être.
La poète vit l'amour comme un combat singulier, une lutte à deux qui surgit, inattendue, et qui s'engage aussitôt dans la violence d'un cœur à corps. Il y a un avant qui se vit dans l'attente inassouvie et l'aspiration à un recommencement. Il y a un après la rencontre dont l'attente aspire à un avènement. Une consécration. Mais que l'on regarde en amont ou en aval, tout se décline autour de sensations fortes liées aux secousses sismiques, aux tremblements et au feu. Les poèmes qui suivent ces commencements narrent l'exploit guerrier de cet amour. Il y a de l'épique dans l'air sous les mots de la poète. La narratrice-amante, prise sous le charme de celui dont elle s'éprend est l'objet d'un rapt. Il y a chez elle de la tragédienne grecque. Ce qui semble naturel. Là encore, impossible de renier ses origines. Séduction, ravissement, brasier. C'est dans les flammes de la passion que se tient Anna Ayanoglou. Et dans la terreur que ce temps-là ne disparaisse, que le feu ne s'éteigne sous les coups de butoir de l'habitude, de la quotidienneté et de la tiédeur. Alors, s'arrimer, corps et âme. Et plonger. Tout se vit sous la plume d'Anna Ayanoglou dans l'appétit, la rapidité et l'ardeur. L'insatiabilité. Goulue Ayanoglou.
La poète a ses logiques d'écriture, parfois déconcertantes. Il faut un temps d'adaptation pour la suivre, tant sa langue est singulière. Mais une fois faite l'adaptation, la lectrice que je suis ne peut être que happée et séduite par cette singularité qui caractérise son écriture. Les poèmes, de longueur variable, sont marqués par les répétitions, par les proximités phoniques mais aussi par des incises, annoncées par des tirets. Ce sont des sortes de parenthèses qui interrompent le flux normal du phrasé mais apportent des informations sur le déroulement de la rencontre. L'inattendu fait irruption dans le cours du jour, qui fait se rapprocher les amants. Commence alors une forme de dialogue alterné. Son récit à elle, puis son récit à lui. L'un et l'autre se découvrent, peu à peu, tous deux proches parce qu'ils sont étrangers. Tous deux proches par la perte de leur pays. C'est ce qui les réunit. " Les nuits de chaleur au pays ". Lui, l'Oriental, originaire d'un pays du Levant ; elle, la grecque. Mais la Grèce n'est-elle pas déjà un peu l'Orient ? " Leur toile de fond " se tisse sur tant de points communs. Dont " le septième sens ", le sens de l'excès n'est pas des moindres.
Il faut remonter à l'enfance, pour comprendre ce qui se joue et dont il est si difficile de se départir. Volonté et désir de " désorigine ". Cela suppose un long et périlleux cheminement. De la sensation révélatrice d'une différence à la " conscience ". " Cicatrice " / " déchirement " / " écartèlement ". Puis dispersion. Le sacrifice infligé à Osiris n'est pas loin. Ou peut-être davantage encore, celui que Créon a infligé à Polynice. Et dont l'Antigone de Sophocle tente de rassembler le corps.
Admirable " cartographie des signes " qui se dessine à partir des " luttes en famille ", met en relief le motif de " l'hypertrophie des affects ", ses " mâchoires " brutales et castratrices. Érige son univers de chaos. La lutte d'Anna Ayanoglou, constante et acharnée, se construit sur un réseau riche d'images fondatrices. Lesquelles structurent une œuvre singulière. Celle d'une femme de caractère, vivante et forte. Et d'une poète de talent.
Anna Ayanoglou , Sensations du combat , Collection Blanche Gallimard, parution : 19-05-2022