Magazine Nouvelles

Pierre Dhainaut / Le messager des arbres (Lecture d'Isabelle Lévesque)

Publié le 30 juin 2022 par Angèle Paoli
Pierre Dhainaut / Le messager des arbres (Lecture d'Isabelle Lévesque)

Pierre Dhainaut et Ramzi Ghotbaldin,
Le Messager des arbres,
L'herbe qui tremble, 2022.
Lecture d'Isabelle Lévesque

Les titres constituent des invitations imparables. Lorsqu'ils nous attirent, ils nous accompagnent sur le seuil des livres en nous interrogeant. Ces paysages accordent souvent une large place aux arbres. Les peintres paysagistes nous ont appris depuis longtemps à quel point les arbres caractérisent les paysages des différentes régions. Dans une lettre à son frère Théo, écrite à Saint-Rémy-de-Provence en 1889, Vincent remarque : " L'olivier est variable comme notre saule ou pollard dans le nord. Vous savez que les saules sont très pittoresques, malgré le fait qu'il semble monotone, c'est l'arbre typique du pays. Maintenant, ce que le saule est dans notre pays natal, l'olivier et le cyprès ont exactement la même importance ici. " Le Messager des arbres pourrait être le titre d'un almanach de la Bibliothèque bleue, d'un ouvrage de conseils aux jardiniers ou d'un roman bucolique d'Honoré d'Urfé.
Ouvrant le livre, nous découvrons qu'il s'agit d'un assemblage de peintures et de poèmes. Le peintre Ramzi Ghotbaldin, né au Kurdistan, a d'abord vécu dans ce pays entre Irak et Iran et participé aux luttes de son peuple avant de venir en France, dont il a acquis la nationalité. Il peint désormais en Ile-de-France, en Normandie comme en Périgord.
Le livre rassemble trente-cinq peintures, huiles ou gouaches, réalisées en 2020-2021. La plus petite est une huile de 12x18 cm, la plus grande de 97x130 cm.
Du livre lui-même, nous devons souligner la beauté. Le format, un peu plus grand que celui des publications habituelles de "L'herbe qui tremble", offre un espace suffisant aux peintures. L'éditeur a choisi de ne pas reproduire toutes les œuvres au format, c'est pour le lecteur des paysages à dimensions variables, des vues d'ensemble aux détails signifiants.
1

Dans les peintures de Ramzi Ghotbaldin, ils contribuent à distinguer les régions.
Dans les arbres la rêverie humaine peut aisément se reconnaître. Ainsi Vincent écrivait-il à son frère le 1er mai 1882 : " Je voulais exprimer, tant dans cette figure de femme blême et mince que dans ces racines noires et bougonnes avec leurs nœuds, quelque chose de la lutte pour la vie ". Et, dans l'une de ses dernières lettres : " mais ma vie à moi aussi est attaquée à la racine même ". L'arbre, cet individu vivant, nous le rencontrons et l'écoutons avec les poèmes dans la peinture.

Autre " Messager ", le poète dévoile une perspective, un sens formulé, qui demeure mystérieux à la façon des poèmes. Leur organisation apparaît comme très rigoureuse : deux sections de dix-sept et huit poèmes, chacun d'entre eux comptant neuf vers en trois strophes. Dans un entretien récent, Pierre Dhainaut nous confiait pour quelle raison ces deux chiffres apparaissent fréquemment dans ses livres : " Le 3, impair, dynamique, dépasse l'antagonisme pour atteindre l'union. Quant au 9, outre sa signification rituelle de plénitude, il agit à la manière des lettres disséminées à travers un texte, il a une portée secrète, il suggère en outre le renouvellement. "
Qui est ce " Messager " présent dans le titre ? Ce pourrait être le peintre qui s'efforce de capter une force ou un climat : la variation infinie des troncs en nombre n'empêche nullement la captation d'un arbre solitaire devenu membre d'une constellation présente dans le livre, mais soudain extrait de la multitude pour exprimer sa singularité. Quelques oiseaux ou quelques feuilles, parfois, sur une branche, témoignent de la possibilité de vivre ensemble une harmonie salvatrice.
Du printemps à l'hiver : aucune saison exclusive, on glisse de l'une à l'autre en confondant parfois même la neige et les feuilles, ou les fleurs d'un bouquet devenu arbre au milieu d'un paysage qu'il habite avec l'ardeur d'une vie continuée.
Bien des branches traversent la page sans la couper, les lignes courbes adoucissent ces traversées qu'elles rendent lumineuses, souvent accompagnées d'un rose pastel. Les arbres, en cohorte parfois, évoquent une humanité fragile et tenace alors que, présenté seul, l'arbre occupe la page dans une tension que les frondaisons tempèrent. Si cette figure est récurrente dans le livre, les points de vue envisagés évitent toute monotonie : le thème est nourri de représentations différentes et l'osmose devinée entre le paysage et ses habitants connote une fraternité heureuse.
2


Cette contrainte ne bride pas la langue toujours musicale et souple que la virgule ponctue, le point n'arrivant qu'à la fin du dernier vers. Sauf dans deux poèmes, un deux-points apparaît toujours, le plus souvent à la fin de la deuxième strophe. Les parataxes permettent la continuité du souffle et rejettent la lourdeur des conjonctions. Si les arbres " étendent la courbe / d'un estuaire " dans le tableau, la phrase déroule ses méandres dans le poème.
À la fin du livre, une page livre les titres des peintures reproduites. Mais les poèmes n'y ont pas trouvé la source de leur rêverie. Ainsi certaines essences y sont nommées : " platanes du Périgord ", noyers, lilas, " sapins du Limousin ", olivier. Aucun de ces noms n'est entré dans les poèmes. Par contre, nous lisons :

" les noms ne s'oublient pas, leurs noms
sacrés à tous les âges, et toi qui les récites
comme en prière, hêtres, érables, frênes,
et d'autres, tant d'autres [...] "

C'est que les arbres du peintre ne peuvent que rencontrer ceux du poète. Et pour lui, le poète, un mot importe plus que tous ceux-là, c'est " arbre ", le seul rencontré par ailleurs, fréquent visiteur des poèmes de Pierre Dhainaut, pour une raison présentée comme évidente :

" le poème / où l'arbre est forcément chez lui ".

Les poèmes nous livrent plusieurs Commandements : " Tu ne blesseras aucun arbre, n'inscris rien / sur l'écorce " ; " tu repousseras l'inertie, non l'ignorance " ; mais peut-être surtout " tu diras " nous " aux arbres ". Ce pronom relie leur chœur silencieux et perpétuel à notre humanité. Les arbres, c'est nous.

" Nous n'avons pas fini, d'où venons-nous ?
où irons-nous ? questions d'arbres, avant tout,

racines, humus, nuages, la sève
est l'un des noms de la vie qui ne cesse
de se refaire, la mort ne rivalise pas,

dans les tourments ils s'affermissent,
ils étendent la courbe
d'un estuaire : de les rejoindre, les rejoindre
à la source, nous n'avons pas fini. "

Ce livre est bien " le Messager des arbres " dont les peintures nous regardent et que le souffle des poèmes traverse.

1: Vincent van Gogh, 2: Lettres à son frère Théo (Gallimard, 1956)
Neuf questions à Pierre Dhainaut, par Isabelle Lévesque : sur →


Retour à La Une de Logo Paperblog