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Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino / Entretien à propos d'Un Art à l'air libre

Publié le 17 juillet 2022 par Angèle Paoli

Entretien réalisé par Sabine Dewulf avec Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino à propos d'Un Art à l'air libre, Al Manar, 2022.

Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino / Entretien à propos d'Un Art à l'air libre

Aquarelle de Caroline François-Rubino

Sabine Dewulf : Vous vous êtes rencontrés en 2016 et depuis, votre collaboration ne s'est jamais interrompue, que ce soit pour des ouvrages parus en édition courante ou pour des livres ou manuscrits d'artiste. Pourriez-vous nous préciser tout ce qui vous attire particulièrement dans l'œuvre et le geste de l'autre ?

Caroline François-Rubino : L'écriture de Pierre correspond à ma recherche picturale. Elle m'a amenée par des chemins connus vers des horizons encore plus ouverts. Ces chemins, j'en connaissais les mêmes arbres, les mêmes herbes, les mêmes pierres ou parfois la même neige. Nous avons un répertoire en commun en quelque sorte. Mais les espaces vers lesquels ces chemins parviennent sont autant d'autres lieux possibles à découvrir. Comme on ouvre une fenêtre sur le paysage au loin, chaque poème de Pierre Dhainaut révèle une lumière et une couleur particulière.

Pierre Dhainaut : Oui, 2016, nous avons commencé à collaborer en septembre, nous pouvons compter les années, mais non les livres ou les manuscrits que nous avons réalisés ensemble, d'abord pour les collections du "Livre pauvre" à la demande de Daniel Leuwers, puis de manière indépendante ou chez différents éditeurs (Voix d'encre, Æncrages & Co, Al Manar). Notre premier livret s'intitule
Et ce sera tout, le contraire de " c'est bon pour une fois " : nous inaugurions, nous engagions l'avenir, nous n'avions qu'une envie, poursuivre. Caroline et moi, nous ne nous connaissions pas, nous ne nous sommes rencontrés que l'année suivante, mais dans nos conversations au téléphone, nous avons aussitôt constaté que nous avions de nombreuses admirations communes : parmi les poètes, de l'auteur du Petit traité de la marche en plaine, Gustave Roud, à Yves Bonnefoy dont l'œuvre et la présence nous sont si précieuses. Les différences d'âge n'ont guère d'importance, celles des lieux non plus, le Nord, le Sud, la mer, la montagne, nous nous entendons fidèlement dans l'amour de la lumière telle que l'ont exaltée Turner et Monet, dans l'amour aussi des arbres.
Soleil levant d'un arbre est l'un de nos titres emblématiques. Il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre combien nous importe l'Extrême-Orient, écriture et peinture indissociables, où rien n'a de frontières arrêtées. Cet " art des passages " auquel j'aspire et qu'il est difficile de servir avec des mots, je l'ai reconnu dans l'art de Caroline. Elle m'a, comment mieux dire ? soufflé des poèmes, ou bien je lui en ai proposé avec confiance. Aux affinités, évidentes, s'est ajoutée l'affection.

Sabine Dewulf : Vous avez, l'un et l'autre, une longue pratique d'échanges avec des artistes ou des poètes : Pierre, tu collabores avec des peintres, des graveurs ou des photographes depuis 1963 ; Caroline, j'ai compté une bonne quinzaine d'éditeurs différents pour les livres que tu as accompagnés, sans même parler des livres d'artistes. Comment définiriez-vous, l'un et l'autre, la singularité de votre dialogue ?

Pierre Dhainaut : Un " dialogue " en effet. L'expression " livre d'artiste " est maladroite, insuffisante, Yves Peyré dans son grand ouvrage
Peinture et poésie (Gallimard, 2001) a proposé de la remplacer par " livre de dialogue ". Deux arts dialoguent, et deux personnes, de la manière la plus libre. Rien ne nous entrave, puisque nous utilisons les moyens du bord, tout est possible. Quand nous préparons des manuscrits dont le tirage est limité, quatre ou cinq exemplaires, rarement davantage, un seul parfois, nous sommes dans ce " jardin sans rives ", chez nous, hors de toute limitation comme de tout contrôle. Nous improvisons. D'ordinaire, certaines contraintes s'imposent, les poèmes que j'écris dans l'isolement appartiennent à une série, l'ouvrage en cours : ici, je les écris dans l'instant, pour répondre à des images qui me sont personnellement adressées, qui me touchent, qui m'obligent à sortir de moi-même - ou y entrer, enfin. Et je m'adresse à quelqu'un qui bientôt me lira. C'est cela, le dialogue.
Mais les manuscrits à peu d'exemplaires, merveilleusement hors commerce, ne sont pas rangés, cachés dans des tiroirs : grâce à Internet ils peuvent être vus facilement. Nous travaillons en secret en pleine lumière.
Le dialogue entre Caroline et moi est, me semble-t-il, remarquable par sa constance, par la disponibilité parfaite de l'un et de l'autre, les sollicitations viennent de l'un ou de l'autre, aucune hiérarchie.


Caroline François-Rubino : Je pense que nous avons trouvé très tôt un accord, presque au sens musical, qui nous convenait. Et nous avons improvisé maintes fois ensuite à partir de cet accord. Ce qui prime dans notre dialogue, c'est la volonté de toujours aller plus loin, d'explorer encore d'autres chemins. Si nous avons commencé à dessiner ensemble notre paysage depuis quelques années, il nous faut encore le préciser davantage. La distance géographique qui nous sépare est abolie par ce dialogue poésie/peinture.


Sabine Dewulf : À la fin de ce livre magnifique, tu écris, Pierre, que " ces poèmes ont été écrits, entre 2017 et 2021, dans la proximité des encres, des aquarelles et des peintures de Caroline François-Rubino [...] ". Comment avez-vous procédé cette fois-ci ? Pierre, as-tu écrit à partir des œuvres de Caroline ? Caroline, t'est-il arrivé de peindre à partir des poèmes de Pierre ? De quelle manière vous êtes-vous ensuite concertés pour élaborer cet ensemble jusqu'à sa version définitive ?


Caroline François-Rubino : Quand Pierre m'a offert cette monographie poétique, j'ai souhaité peindre une nouvelle série d'aquarelles pour elle. Même si certains poèmes de ce livre avaient déjà fait l'objet de livres d'artiste, j'ai essayé de les illustrer différemment en cherchant un nouvel élan commun à tout l'ensemble. Le mot " air " contenu dans le titre m'a servi de guide durant toute la réalisation de cette série.

Pour notre premier livre, Il ne s'agissait que d'une première partie, elle en a appelé d'autres, les rôles changeaient, les techniques, les formes, prose, vers longs ou courts, bandeaux, tondos, etc. Ainsi tout un livre a-t-il été élaboré, une suite au sens musical du terme. Nous avons gardé dans
Pierre Dhainaut : Un art à l'air libre propose une anthologie de poèmes écrits entre 2017 et 2021 pour accompagner Caroline, certains figuraient dans des manuscrits illustrés, d'autres étaient inédits. Réunis, ils forment une monographie de l'art de Caroline François-Rubino, une monographie exclusivement poétique. Pas de textes critiques !
À l'origine il y a donc les peintures de Caroline, j'ai réuni les pages qu'elles m'avaient inspirées au fil des mois, parfois avec des variantes pour éviter des redites, en essayant de procurer à l'ensemble cohérence et mobilité. Caroline ensuite, pour l'édition d'Al Manar, s'en est inspirée à son tour. Nous avons fait le point, le mouvement est perpétuel.
Paysage de genèse (Voix d'encre, 2017), l'élaboration a été plus complexe, je la trouve exemplaire. Caroline m'a suggéré d'écrire à partir d'une série de douze peintures qu'elle n'avait ni numérotées, ni signées, ni titrées : à moi de les classer et d'y découvrir ce que j'avais envie de voir. J'étais en face d'un paysage unique constamment renouvelé, qui n'avait pas encore été ordonné, la sensation initiale se déployait, un paysage apparaissait, que je qualifierais volontiers de premier, où le regard s'éveille et s'émerveille, qui ne domine pas. Là où Caroline contemplait des collines qui s'étendent vers un horizon indécis, je voyais des vagues agitées par la houle, mais les deux visions ne s'excluaient pas, elles s'entendaient, si je puis dire, fort bien. Un art à l'air libre l'état d'esprit qui a présidé à la confection de ce livre originaire. Nous multiplions les approches, et tant mieux si nous ignorons de quoi...


Sabine Dewulf : La première section de votre livre s'intitule " De main en main ", et tu y écris, Pierre : " [...] de main en main passe un relais, serait-il / indécis, il conduira de la terre à la terre / plus haute. " De quel relais peut-il s'agir ici ? La main qui écrit et celle qui peint suivraient-elles un mouvement commun, ascensionnel ? Quelle relation chacun de vous entretient-il avec l'élément " air ", qui forme le cœur de votre titre ?

L'élément par excellence, l'air, qui s'élève et qui, je l'espère, nous élève. Un titre comme
Pierre Dhainaut : La métaphore du relais me paraît essentielle. Un peintre me tend la main, je l'accepte, et nous avançons, inventant à la fois notre rythme et notre chemin. Nulle rivalité entre les deux protagonistes, une solidarité est à l'œuvre, qui n'a qu'un but, la création commune. Les livres dont nous parlons dans cet entretien réalisent ce miracle, la métamorphose du deux en un, le peintre et le poète donnent naissance à un nouvel auteur qui échappe à la notion si étroite d'identité. Il est arrivé que nous invitions une amie complice à participer, Isabelle Lévesque : le leporello avec nos trois signatures s'intitule D'une ligne à l'autre.
D'une façon générale, j'éprouve toujours la sensation, lorsque j'écris, d'appartenir à une communauté qui traverse les siècles et les lieux et les langues, de mêler mon souffle à tant d'autres, toujours les mêmes, toujours nouveaux.
Pour voix et flûte (Æncrages & Co, 2020) est en ce sens explicite. Mais nous n'excluons rien, et le feu nous convient et, comme le disait notre cher Novalis, " l'eau est une flamme mouillée ". La main déliée du peintre et le souffle délié du poète, loin de rejeter la terre, la raniment.


Caroline François-Rubino : La main qui écrit fait confiance à celle qui peint et inversement, je réponds ici à la question précédente : pas de concertation au préalable. De même, la main qui écrit donne confiance à celle qui peint, encore plus pour un livre qui lui rend hommage. Alors la main qui peint acquiert une grande liberté, elle est mue par la reconnaissance, elle n'a plus besoin de savoir où elle va, elle avance avec assurance.
Le mot " air " m'a guidée comme je l'ai dit plus haut, il m'a donné la légèreté que je recherche sans cesse en travaillant et qui parfois est difficile à saisir. La série des douze aquarelles de ce livre semblait déjà " écrite " par Pierre. Etel Adnan a intitulé sa dernière exposition : " Écrire, c'est dessiner ", c'est peindre aussi...


Sabine Dewulf : À quelle autre question auriez-vous aimé répondre, en ce qui concerne ce nouveau livre commun ? Qu'aimeriez-vous, l'un et l'autre, ajouter à vos réponses précédentes ?


Caroline François-Rubino : Peut-être à la question : comment ce livre s'est-il réalisé au sein des éditions Al Manar ? Je tiens ici à remercier notre éditeur, Alain Gorius, qui a accueilli ce projet avec beaucoup d'enthousiasme et l'a publié avec grand soin. La mise en page et les associations images/poèmes ont été revues tout au long de la correction des épreuves jusqu'à ce que tout soit cohérent. J'ai apprécié aussi que toute la série des aquarelles soit reproduite, avec une très grande qualité.
Je souhaite ajouter à cet entretien combien je suis reconnaissante à Pierre Dhainaut d'avoir écrit à mon intention cette monographie poétique, je le remercie ici bien affectueusement.


Pierre Dhainaut : Tous les livres doivent être des lieux d'accueil et de métamorphoses : les livres d'artiste le sont plus que les autres. Un mot résume ce que je leur dois, ouverture. Je remercie Caroline François-Rubino de me rappeler que la lumière la plus frêle est aussi la plus intense : elle ouvre les fenêtres, et elle dit que la nuit n'est pas irrémédiable. Si elle m'a invité à parcourir avec elle le " paysage de genèse ", elle n'a pas hésité à illustrer le livre qui évoque un long séjour à l'hôpital, Après (L'herbe qui tremble, 2019). Illustrer, mettre en lumière, même la nuit.


Les fenêtres ouvertes, les chemins de traverse, les vagues porteuses d'écume, l'herbe sous le vent, les arbres en pleine frondaison, la couleur bleue que l'on nomme gris de Payne... Caroline François-Rubino aime ce qui palpite, se déploie librement, se révèle en secret, elle peint le souffle et la lumière. Elle vit avec le paysage.

Pierre Dhainaut Exposition →
La peinture comme le paysage - Librairie-Galerie Chant Libre
(Montélimar - mars/avril 2022)

La première heure du premier jour, Caroline François-Rubino s'éveille et s'offre, et tout lui apparaît comme si les définitions n'avaient plus de poids, que l'on a cru nécessaire d'imposer à toute chose : les arbres, les dunes, les nuages respirent en la respiration du monde.
L'œuvre de Caroline François-Rubino ne s'ajoute pas, ne domine pas, elle participe. Ces arbres, ces dunes, ces nuages ne sont si présents - discrètement, intensément - que parce qu'ils entrent sans cesse dans cet espace où n'ont jamais rivalisé, où s'équilibrent résonance et silence, vide et plénitude.
Rien de plus exemplaire aux yeux de Caroline François-Rubino que les roseaux, ils vibrent, ils révèlent les souffles qui les animent. Pour valoriser les couleurs qu'elle préfère, les plus fluides, celles des passages, elle emploie volontiers le calame, ce fin roseau qui a servi jadis à l'écriture, ainsi nous fait-elle voir les " frais et blêmes éclats " de " l'aube d'été " chère à Rimbaud, mais voir la lumière, ici, c'est l'entendre, interprétée par la flûte de l'Iran, le ney, cet autre roseau.

Avec Caroline François-Rubino, peinture est musique. →
Pierre Dhainaut
Exposition Fragments - Galerie " L'Œil Écoute " (Lyon - juin/juillet 2022)


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