Magazine Nouvelles

Jean-Pierre Chambon /Je ne vois pas l'oiseau

Publié le 18 juillet 2022 par Angèle Paoli
Jean-Pierre Chambon /Je ne vois pas l'oiseau

" Portrait du poète en oiseau " (extrait)

Je n'ai jamais vu de loriot. J'aurais tant aimé pourtant, quand Toni et moi courions les bois, en surprendre un posé sur une branche dans une trouée de feuillages. Le coloris si exotique de son plumage m'aurait alors ébahi, mon cœur se serait mis à battre plus fort, mais j'aurais dû retenir mon souffle pour que l'oiseau alerté ne s'envole pas. J'aurais reconnu alors cet être que la poésie permet de pressentir mieux qu'aucune description savante, j'aurais été ébloui, comme Jordi Père Cerdà en ses terres catalanes, par cette " touffe de lumière/qui danse sur la branche/ d'un rayon de soleil ", j'aurais entrevu cet oiseau qui " parfois descend/- condescend-/ se pose sur un buisson bas, / exhibe son or " et à qui il " sied d'être rare et splendide, / d'octroyer ce ravissement inoublié ", ce petit passereau qu'un autre poète, Denis Rigal, espérait à chaque printemps depuis son Finistère, tout en soulignant qu' " on ne le mérite pas, /on reçoit simplement cette merveille, / qui ne prouve rien ".
Les mésanges aussi font valoir cette teinte solaire. Elles, j'ai pu les observer à loisir dans l'entrebâillement des rideaux du salon de la maison familiale, qui se hasardaient quelquefois jusque sur le rebord de la fenêtre, ou voltigeaient au-dessus des mangeoires que notre père, dès avant les premières gelées, installait dans le jardin pour les oiseaux et garnissait de grains.
Il y avait aussi celles qu'avec d'autres garnements de mon âge, dans le village de l'oncle, nous appâtions par quelques graines placées sou un cageot que d'un coup, en tirant sur une cordelette, nous faisions choir au-dessus d'elles comme un couvercle. Nous les piégions ainsi pour le seul plaisir de les tenir entre nos mains et de sentir leur peu de poids et leur vie si menue à notre merci. Nous desserrions au bout d'un moment l'étreinte de nos doigts, tout heureux de rendre nos prises à l'air libre.
Mais le jaune d'or au cou des mésanges n'égalera jamais en éclat celui du plumage de l'oiseau rêvé. Pour moi néanmoins, d'autres oiseaux auraient pu rivaliser avec lui par leur faculté de fascination, leur beauté déconcertante. C'est le cas du dindon, et singulièrement celui de la ferme voisine de celle de notre oncle. Je ne passais jamais devant son enclos grillagé sans l'admirer un instant en train de se pavaner en poussant des glouglous au milieu de son harem. La roue parfaite de sa queue en éventail et les reflets de cuivre émaillant son plumage, et surtout l'étrange baroquerie de sa caroncule rouge et du masque bleu électrique entourant ses yeux, faisaient de ce gallinacé un composite de chimère phénoménale et de prodige ornithologique, chez qui la magnificence du maintien venait contrebalancer le grotesque de l'accoutrement.
Les faisans pareillement pouvaient se prévaloir d'une beauté singulière, tant par leur tête multicolore que par leur long plumage mordoré tacheté de touches noires. Comme m'avait appris à le faire notre oncle, je m'approchais à pas feutrés des halliers où ils savaient se réfugier parfois, dans l'espoir d'en surprendre un qui, surgissant d'entre les broussailles, s'enfuirait à toutes jambes à travers les herbages avant de prendre son envol. Apercevoir l'un de ces coqs extraordinaires me procurait chaque fois un frisson de bonheur, c'était comme entrebâiller une porte mystérieuse. Car la vie profuse que recelaient les bois et les prairies, les landes et les marais, s'avérait correspondre à un autre pan du monde, appartenir à une existence parallèle : elle témoignait de la présence d'un royaume séparé pour lequel - je l'avais senti dès l'enfance avec une pointe d'impénétrable nostalgie - nul être humain ne possèderait jamais la clef...

Jean-Pierre Chambon /Je ne vois pas l'oiseau


Jean-Pierre Chambon, " Portrait du poète en oiseau " (extrait) in Je ne vois pas l'oiseau, Encres de Carmelo Zagari, Al Manar2022, pp.50,52,53.


Retour à La Une de Logo Paperblog