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Vignale / Le jardin partagé d'Angèle et de Marie. T (12ème lettre)

Publié le 26 juillet 2022 par Angèle Paoli

                                               

Libellule_au_Pont_génois

                                                             

                       

                        Ph. Angèle Paoli / Libellule au pont Génois

                                                                 Vignale, le 26 juillet 2022

Ma chère Grande,

Tu me manques aussi mais en parfait gémeau que je suis, j’oscille toujours entre des pôles contraires. Du trop au pas assez, du trop vide au trop plein. Et j’étouffe vite sous l’un comme sous l’autre. Difficile pour moi de trouver un équilibre. Mais je crois que tu comprends et que tu acceptes avec générosité mes petits particularismes. Je crois qu’il nous faut trouver un rythme qui réponde aux désirs du moment et en même temps qui se joue du temps et des balises que nous ne pourrons que faire sauter. Et que, je crois, nous avons commencé de faire sauter. C’est bien. Ça me va.


Aussi est-ce un bonheur de te lire, qui réactive le désir de la réponse ou du rebondir.


Donc te voici en tension entre Lyon et l’Ardèche, tandis que moi je l’étais ces jours derniers entre Bastia et Nantes. Il faut aussi compter avec les imprévus et là, la mort de notre cher oncle prêtre-ouvrier des années 60, m’a prise de court. J’ai dû me remuer pas mal pour m’extirper de la marine et me propulser sur le vieux continent, décidément très encombré et très inconfortable. Voire, trop cruel et ingrat. Mais après force tribulations, j’ai réussi à « rincasare » et j’ai ramené avec moi ma fille et mes deux petites-filles. De la joie en perspective, des ébats dans les vagues. Je ne vais donc pas tarder à mettre un bémol estival à TdF pour m’adonner à l’art d’être grand-mère que je dois peaufiner.

Et puis, je vais lire et rattraper mon retard. Je vais commencer par commander le Linda Lê dont je sens impérieusement qu’il y a nécessité à ce que je m’y plonge. L’idée de la « pensée nomade » me séduit et j’aimerais en savoir davantage. Peut-être, outre Perros, cette pensée rejoint-elle celle de Kenneth White et celle de Thoreau, l’homme des bois de Walden. Encore que Thoreau soit plutôt, me semble-t-il, un sédentaire sylvestre. Les étangs de Walden, les forêts de Walden, les saisons à Walden. Source de réflexions, hiver comme été, d’analyses qui frappent par leur actualité ou leur modernité. Ces lectures sont lointaines mais je vais y jeter un œil. J’aime bien aussi cette image saisissante et si poétique de « petites constellations de silex ». J’ai vraiment envie de me frotter d’un peu plus près à la pensée de Linda Lê dans ce livre. Je sens bien à te lire que la barre est haute mais c’est tant mieux ! À force de se nourrir de rutabagas ou de grains de maïs on perd le goût des saveurs plus épicées, plus relevées, plus exigeantes. Alors oui ! Linda Lê. Quant à Vincent Zonca, on peut le lire et le reprendre, tant et tant. Il est inépuisable Et chaque page est une mine dans laquelle se ressourcer à satiété. « Pour une résistance minimale ». Zonca est dans le vrai. Je le crois visionnaire, à sa façon. Et nous sommes loin d’accepter sa vision des choses et d’être prêts à lui emboiter le pas. Mis à part peut-être, Cyril Dion.

Il me revient en mémoire qu’évoquant Fernando Pessoa, Cyril Dion a confié à propos du magnifique Gardeur de troupeau - dont il a lu un poème au moment de l’inauguration du 24e Printemps des Poètes- son attachement et sa sidération :


« J’ai découvert ce poème entre 20 et 25 ans. Dès la première lecture il m’a transpercé. Il est pour moi l’essence de ce que la poésie peut faire : dire l’indicible. C’est tout ce qui occupe mon existence : résoudre cette tension entre la sensibilité et le raisonnement, la rationalité et la spiritualité. Pas plus que Pessoa, je n’y suis parvenu. Mais lire ce poème, c’est provisoirement apaiser la tempête en moi. Réconcilier l’inconciliable. Accepter d’embrasser mon humanité. »


Ce poème, c’était celui que je voulais lire en préambule sur le podium du Marché de la poésie. Mais Jean-Louis Giovannoni, qui a traduit le recueil pour les éditions Unes, l’a fait avant moi. Et parlant du poème, Jean-Louis a parlé du corps, du rapport de la poésie au corps. Je ne pouvais qu’être en phase avec lui. Voici le poème :

IX

Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense par les yeux et par les oreilles
Je pense par les mains et par les poids
Je pense par le nez et par la bouche.

Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Manger un fruit c’est en connaître le sens.

C’est, quand par un jour de chaleur
Je me sens triste de tant le savourer,
Que je m’allonge dans l’herbe
Et que je ferme mes yeux brûlants.
Je sens tout mon corps couché dans la réalité,
Je connais la réalité et je suis heureux. »

Mars 1914 

(Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeau, Éditions Unes, 2018 )

Et pour revenir à Henry David Thoreau, un bref extrait du chapitre « Les Étangs » :

« Les soirs de chaleur je restais souvent assis dans le bateau à jouer de la flûte, et voyais la perche, que je semblais avoir charmée, se balancer autour de moi, et la lune voyager sur le fond godronné, que jonchaient les épaves de la forêt. Jadis j’étais venu à cet étang par esprit d’aventure, de temps à autre, en des nuits sombres d’été, avec un compagnon, et allumant tout près du bord de l’eau un feu qui, nous le supposions, attirait les poissons, nous prenions des « loups » à l’aide d’un paquet de vers enfilés à une ficelle, après quoi, tard dans la nuit, et une fois tout fini, jetions en l’air les tisons embrasés, tels des fusées, qui, descendant sur l’étang, s’y éteignaient avec un grand sifflement, pour nous laisser soudain tâtonner dans d’absolues ténèbres. A travers elles, sifflant un air, nous nous réacheminions vers les repaires des hommes. Or voici que j’avais établi mon foyer près de la rive… » (Walden ou la vie dans les bois, Gallimard/ L’Imaginaire, pp.174,175)

Je me suis laissé aller « par sauts et par gambades » mais je pense que d’une digression l’autre, tout se tient. De Zonca à Thoreau et retour à Zonca. Je vais rechercher cet extrait que tu me proposes pour plusieurs raisons. D’abord à cause de l’adjectif « ambrosiaque », peu courant, qui marie admirablement l’ambroisie et l’ambre. Donc le musc et son odeur forte, sans doute un peu fauve. Sauvage odeur de maquis, mélange de baies de suint des bêtes de leurs toisons serrées et de leurs déjections accrochées aux épines. Et cet ambre blond qui s’évade des plantes fossiles ou des évents des cachalots. Nectar aux effluves puissantes et aux goûts prononcés qui parlent aux papilles. Ensuite pour la défense d’une « pensée farouche » qui ne peut que séduire les héros rebelles, leurs luttes à la vie à la mort. Relire Hamlet, encore.


Magnifique aussi le poème d’Hélène Dorion dont j’avais lu le recueil chez mon amie Sylvie. Recueil que je n’ai pas acheté, pour des raisons étrangères à la poésie. Mais je vais passer au-dessus de mes réticences et le commander aussi. Mes forêts.


Là, pour l’heure, je vais plonger dans le très gros Middlemarch de George Eliot. Et m’éloigner sans doute des propos du jour. Je crois cependant que ça va être intense.

Je t’embrasse pour le moment. Con affetto. Peut-être la nuit me soufflera-t-elle d’autres images.


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