1er septembre 1940 | Naissance d'Annie Ernaux | La femme gelée (Extrait)

Publié le 01 septembre 2022 par Angèle Paoli

" Femmes fragiles et vaporeuses, fées aux mains douces, petits souffles de la maison qui font naître silencieusement l'ordre et la beauté, femmes sans voix, soumises, j'ai beau chercher, je n'en vois pas beaucoup dans le paysage de mon enfance. Ni même le modèle au-dessous, moins distingué, plus torchon, les frotteuses d'évier à se mirer dedans, les accommodatrices de restes, et celles qui sont à la sortie de l'école un quart d'heure avant la sonnerie, tous devoirs ménagers accomplis ; les bien organisées jusqu'à la mort. Mes femmes à moi, elles avaient toutes le verbe haut, des corps mal surveillés, trop lourds ou trop plats, des doigts râpeux, des figures pas fardées du tout ou alors le paquet, du voyant, engrosses taches aux joues et aux lèvres. Leur science culinaire s'arrêtait au lapin en sauce et au gâteau de riz, assez collant même, elles ne soupçonnaient pas que la poussière doit s'enlever tous les jours, elles avaient travaillé ou travaillaient aux champs, à l'usine, dans des petits commerces ouverts du matin au soir. Il y avait les vieilles, qu'on allait voir le dimanche après-midi avec les boudoirs et le flacon de goutte pour arroser le café. Des femmes noires et coties, leurs jupes sentent le beurre oublié dans le garde-manger, rien à voir avec les mamies sucrées du livre de lecture, surmontées d'un chignon neigeux et qui moumoutent leurs petits-enfants en leur racontant des histoires de fées, des aïeules ça s'appelle. Les miennes, mes grand-tantes, ma grand-mère, n'étaient pas commodes, elles n'aimaient pas qu'on leur saute dans le tablier, perdu l'habitude, juste le bécot de l'arrivée et du départ, avec l'invariable " t'as encore grandi " et " t'apprends-ti toujours bien à l'école ", elles n'avaient pas grand-chose à me dire, elles parlaient en patois avec mes parents de la vie chère, du loyer et de la surface corrigée, des voisins et, de temps en temps, elles me regardaient avec des rires [...]
J'écoutais peu, j'allais près de la mare, je longeais le mur aveugle de la maison bordé d'orties plus hautes que moi, je retournais les débris d'assiettes, les boîtes de conserve que la tante envoyait là, rouillées, pleines d'eau et de bêtes. La Caroline nous faisait un bout de conduite, en marchant à coté de nos vélos, un bon kilomètre par beau temps. Puis on la voyait minuscule entre les colzas. Je savais que cette femme de quatre-vingts ans, pleine de corsages et de jupes même au plus fort de la canicule, n'avait besoin ni de pitié ni de protection. Pas plus que la tante Élise, tanguante de graisse mais vive, un peu cracra, chez elle je sortais de dessous le lit avec des dentelles de moutons accrochées à ma robe, je tournais et retournais une cuiller mal décrottée avant d'oser fendre la peau plissée de ma poire au jus. Et elle, me fixant sans comprendre, " qu'est que t'as que tu ne manges pas ", et son rire énorme, " ça va pas te boucher le trou du cul ! ". Ni ma grand-mère qui habitait un baraquement, entre la ligne du chemin de fer et l'usine de bois, dans le quartier de la Gaieté..."

Annie Ernaux, La femme gelée in Écrire la vie, Quarto Gallimard 2011, Éditions Gallimard, pp.325,326.

Annie Ernaux, Passion simple, Éditions Gallimard Collection blanche, 1991, pp. 13-14-15.