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Isabelle Lévesque | Marie-Hélène Prouteau | Entretien

Publié le 10 septembre 2022 par Angèle Paoli
Isabelle Lévesque | Marie-Hélène Prouteau | Entretien Entretien d'Isabelle Lévesque par Marie-Hélène Prouteau ." paru aux éditions → À propos de "Je souffle, et rien" L'Herbe qui tremble .

M.-H.P. : Avec ce nouveau livre " que tu dédies à ton père, à ta mère et à tes enfants, tu abordes une expérience des plus sensibles: le dialogue poursuivi avec le père disparu par-delà sa mort. Le ressenti de l'absence et de la perte s'exprime fortement dans la retenue de la parole poétique, ainsi : " Sans consonne ton prénom n'est plus dit ". Peux-tu nous éclairer sur ton approche ?

I.L. : C'est un dialogue qui prend la forme d'un monologue, un appel sans réponse ou dont les réponses ne peuvent se deviner que dans le non-dit, les lieux partagés qui font ressurgir l'enfance et le partage. Je souffle, et rien. constitue un long poème dont les parties ont été écrites à des périodes différentes, souvent en août ou septembre lorsque le compte à rebours avant la date anniversaire s'impose à moi. C'est alors que la présence/absence la plus forte me porte à écrire et chercher. Dans ce livre, pour sa plus grande partie, je m'obstine, je refuse de concéder, je ranime. Je tente - je sais que c'est perdu, c'est tenter qui me tient.

M.-H.P. : Ton livre baigne dans une sorte d'esprit d'enfance, nourri de la magie de formules, de rituels d'apparition, de " ronde ", de " message secret ", de " vœu " et d'un mystérieux " cercle d'or " qui donnent l'impression que tu es de plain-pied avec cette enfance. Il se nourrit aussi de la mémoire de cet âge. À quoi correspond chez toi ce regard si singulier sur l'enfance ?

I.L. Il correspond au temps du partage, dans une sorte de solitude assumée. Les rituels, les rondes, les marelles, les potions ont ponctué mes jours d'enfance. Je jouais beaucoup seule et mon imaginaire actif me dictait des jeux dans lesquels toute énigme me ravissait. Mon père aussi me paraissait alors mystérieux : comptable alors qu'il n'aimait que les lettres, historien local passionné et grand collectionneur de cartes anciennes, de monnaies, d'outils. Il avait un atelier très attirant et effrayant dans lequel il stockait ses trésors, il m'y faisait entrer parfois et tout ce qu'il gardait entrait dans mes jeux solitaires. Je n'ai pas changé (dans ce livre) : il se peut que des opérations magiques délivrent de mauvais sorts. Cela semble possible au début. L'enfance, le temps de la plus grande confiance dans ce livre, serait donc une parade, une stratégie trouvée pour prolonger un temps ou le bouleverser.

M.-H.P. : Comme dans tes recueils précédents, on retrouve dans Je souffle, et rien. une sensibilité à la nature sous la forme de matières élémentaires, la craie, le bois, la pierre, la poussière. À partir des sensations éprouvées, il y a là un paysage porteur d'un imaginaire poétique qui a quelque chose de bachelardien. Peux-tu nous éclairer sur cette dimension de ton écriture ?

I.L. Dans ce livre, ma petite ville originelle, Les Andelys, est la matrice. La matrice du rêve est celle de la tentative pour retrouver. Tous ces éléments alliés me permettent de garder autour de moi, dans les poèmes, une structure. Quelque chose est bien là qui tient, je peux le voir chaque jour : l'éprouver par la marche, me pencher au bord des falaises pour envisager le voyage ininterrompu de la Seine... À chaque point de ces lieux, j'ai des souvenirs vivants (et même la lassitude de l'enfant qui n'en peut plus de marcher encore un dimanche avec ses parents). Mon père faisait toujours des trouvailles : fossiles, cailloux, il revenait les poches pleines et au retour l'observation détaillée commençait. L'étude aussi car il aimait comprendre et retracer l'histoire, même celle des choses ordinaires. Il me reste tout cela que je partage avec mes enfants.
La craie en particulier est une matière précieuse pour moi : elle se décline en de minuscules bâtons d'école et en gigantesques structures, reliefs saillants du paysage des Andelys et de ma mémoire. Suivant sa forme, elle incarne des moments intimes (écrire sur un tableau dès l'enfance, pendant des heures) ou des représentations symboliques prégnantes : père dressé, père falaise effondrée qui n'en finit pas de disparaître (alors vivant !).

M.-H.P. : Le paysage vertical de la falaise, du château - des Andelys et de la Seine - traversait déjà de façon très puissante ton recueil Ossature du silence. J'écrivais dans une note parue dans la revue " La pierre et le sel " qu'il représente " l'envol du cœur vers les hauteurs ". Peux-tu expliciter cette configuration symbolique qui te fait écrire ce vers : " tu es le fleuve qui s'éloigne " ?

I.L. Père protéiforme. Il est celui qui lègue le sens du paysage : il le rend indispensable. De ce flot d'eau douce naît le sang de la filiation. Toujours entre la falaise qui atteindrait le ciel si son mouvement s'inversait et la Seine en bas, aussi forte, car rien n'interrompt son cours, il y a une attirance, une répulsion aussi car tomber pourrait tout emporter. Ces lieux, accessibles à tous, enferment des secrets : une île à laquelle nous accédions enfants par une barque et menant à une maison abandonnée, immense, en ruine (on se dit que les ruines, celles du château et celles-ci, orientent les lieux, que c'est un endroit où disparaître, où se cacher est une vocation), les oubliettes du Château-Gaillard désormais impossibles à rejoindre et ces cachettes inventées... Mon père en avait une, la Roche de l'Ermite, qu'il ne m'a jamais fait découvrir. Et comme tout semble immense lorsqu'on est enfant, j'ai vécu avec ces mythes, nids d'histoires inventées. C'est un legs, rien n'est immobile, je me promène encore en ces lieux et ils sont habités.

M.-H.P. : Dans la postface du livre, Jean-Marc Sourdillon évoque le mythe inversé d'Orphée, le mythe étant, par essence, une façon de dire la mort et la disparition. L'atmosphère de rêve éveillé de ce recueil qui veut faire passer de l'autre côté du miroir l'enfant orphelin qui demeure en chacun peut faire penser à une " évocation ", au sens étymologique latin du terme, c'est-à-dire à la tentative de faire revenir l'ombre du père disparu. Où la voix de la poète que tu es trouve-t-elle ce pouvoir symbolique ?

I.L. : Tu as raison, le chant peut faire surgir. Même morcelés, des souvenirs retentissent. On pourrait penser que la frontière est perméable entre les vivants et les morts. C'est parce que nous les gardons en nous, refusant de les laisser à l'ombre certes, mais nous puisons aussi des lignes de force pour notre vie dans ce que certains disparus nous transmettent. Il n'y a pas à accepter la mort en quelque sorte puisque nous orientons nos vies aussi en fonction de ce qui a été échangé. Cela bien vivant s'écrit, à bout de souffle, à cours d'oxygène et avec l'impression que le cœur pourrait cesser de battre à penser trop fort à ce qui fut. C'est pourtant ces lignes qui me soutiennent et les autres liens qui existaient déjà du temps du disparu ou qui se sont établis depuis. Je ressens très fortement la filiation, elle dépasse le lien du sang qui n'est qu'un accident. Elle se fonde sur l'intensité de mots, de gestes, de sentiments. C'est étrange comme mes enfants ressentent la présence concrète de celui qu'ils n'ont pas connu. La poésie, l'écriture aussi, gardent ces oscillations, elles semblent les fixer, elles ne le font pas. Le poème défaillant s'est aussi nourri du manque.

M.-H.P. : Ton livre est accompagné par les peintures du peintre Fabrice Rebeyrolle avec qui tu collabores dans plusieurs recueils, dont le récent ELLES. Dans un beau texte que tu lui consacres à la fin de ce livre, tu écris : " Fabrice Rebeyrolle connaît les poèmes, il voit le disparu s'avancer sans masque, pris dans la craie des Andelys. " Comment vis-tu ce compagnonnage de sensibilités artistiques différentes ?

I.L. Le travail avec les peintres est une source constante, depuis des années. Parfois j'écris en regardant les peintures (ce fut le cas récemment pour
J'ai eu la chance de travailler avec Christian Gardair, Jean-Gilles-Badaire, Gaetano Persechini, Colette Deblé, Marie Alloy, Caroline François-Rubino, Michel Remaud...
ELLES. Fabrice Rebeyrolle m'avait confié les peintures de ses " Voilées "), parfois c'est l'inverse. J'ai adressé à Fabrice Rebeyrolle le manuscrit de Je souffle, et rien. Il a réagi très vite en proposant onze peintures dont la verticalité assumée ou contrariée m'a frappée. Il a retenu la craie, j'ai vu les peintures originales et la matière blanche, poussière fine ou terreau, elles crèvent l'écran de la page. Des luttes sont perceptibles en ces lieux qui surgissent du poème peut-être mais que lui a su faire apparaître. Le temps géologique est présent : une forme de lenteur pour constituer des strates et, je le perçois ainsi, une " ossature " (tu as évoqué Ossature du silence) pour tenir le poème qui pourrait bien s'effondrer avec la falaise. Ce fut le cas ces derniers mois, au Val Saint-Martin, limitrophe des Andelys, où des habitants ont dû être évacués. Et puis je suis tout à fait impressionnée par la faculté de Fabrice Rebeyrolle à peindre en se déplaçant dans des univers qui semblent a priori sans rapport : il vient de terminer une exposition " Fleurir encore " à Vierzon pour laquelle j'ai écrit plusieurs textes. Les fleurs y sont des êtres uniques, des gardiens ou des victimes qui se redressent et se lient en constellations. Il a peint ces " Voilées " dont nous avons parlé tant il était terrifié par le sort réservé aux femmes d'Afghanistan condamnées au silence...
Avec lui, rien ne cesse. Tout est matière à expression et la célébration n'élude jamais le terrible.

: Si l'on élargit à tes recueils précédents, Nous le temps l'oubli, Voltige !, Chemin des centaurées, En découdre ... tu chantes l'amour, la nature, l'enfance, la mort des êtres chers. C'est-à-dire, des thèmes lyriques que tu retravailles à ta façon pour donner une forme nouvelle à cette veine poétique qu'est le lyrisme, tel que le développe Jean-Michel Maulpoix. Je pense en l'occurrence ici au brouillage des pronoms personnels ou au jeu sur les temps verbaux, présent, imparfait, futur. Comment as-tu abordé l'écriture dans ce livre ?

I.L. : Chacun de mes livres est un seul poème. J'écris les textes au fil du temps et puis tout à coup je décide de faire un livre. Pour mon père, j'ai mis beaucoup de temps et j'ai écrit beaucoup, beaucoup de poèmes. C'était important que ce livre paraisse à " L'herbe qui tremble " car une histoire commune nous lie depuis plusieurs livres. Je souffle, et rien. ne pouvait exister solitaire, il lui fallait la proximité des autres livres avec leurs horizons plus clairs, il le fallait pour qu'une palette existe et que ce poème ne se sente pas seul (c'est ainsi que je l'éprouve).
Beaucoup de textes ont été écrits en août et en septembre et ce qui est devenu le titre me revenait tout le temps dans ces périodes. Toutes les tentatives d'écriture se rejoignent en " Je souffle ", en cette action comme celle qui a pour résultat la dispersion du pissenlit (tout devient étoiles au vent).
Les pronoms personnels ne me semblent pas brouillés dans ce livre ou plutôt ils témoignent des retrouvailles tentées, inabouties peut-être telles qu'elles sont envisagées au début du livre. Les temps se heurtent, de mauvais rêves traversent certains jours, d'autres plus heureux les chamboulent. Je dirais que tout est tenté.
Le livre ne se clôt pas, la tentative l'a ouvert à une forme que le vent essaime.

Voir aussi: Isabelle Lévesque sur → Tdf Marie-Hélène Prouteau sur Tdf
ISABELLE LÉVESQUE

Isabelle Lévesque | Marie-Hélène Prouteau | Entretien

MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU

Isabelle Lévesque | Marie-Hélène Prouteau | Entretien

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