Magazine Nouvelles

Edmond Verroul | La parole sauvée ou l'incroyable destin de Rose Ausländer | Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 02 octobre 2022 par Angèle Paoli

Edmond Verroul, La parole sauvée ou
l’incroyable destin de Rose Ausländer
Éditions Maïa 2022
Lecture d’Angèle Paoli

SEPIA BIS


Photos Google image 

« Vous goûterez à mes fruits ».

Lire Rose Ausländer. Un travail de longue haleine tant est dense l’ouvrage qui m’a été confié par son auteur, Edmond Verroul. Lire Rose Ausländer. Non pas ses poèmes en langue allemande (langue qui m’est étrangère), mais la vaste enquête que l’auteur du présent ouvrage a réalisée avec passion afin que soit mieux connue, dans toute la complexité de sa personne, la grande poète de Czernowitz. Afin que soit mise en lumière l’évolution de sa poésie, marquée par les cataclysmes vécus et les séquelles douloureuses dont elle témoigne. Afin aussi que soient restitués dans leur ensemble les progrès de la recherche effectuée sur nombre de documents restés jusqu’à une époque récente inexplorés et non exploités. Une œuvre exceptionnelle, selon Edmond Verroul qui écrit :


« Pour la première fois, une œuvre esthétique qui couvre pratiquement un siècle nous donne l’occasion d’une plongée unique dans l’histoire et le vécu des personnes et de l’artiste. Elle nous éclaire sur le rôle de l’esprit et la fonction de l’art de la parole. »


Si cette étude qui tisse des liens serrés entre biographie et poésie a été sous-titrée La parole sauvée ou l’incroyable destin de Rose Ausländer, ce n’est ni hasard ni fantaisie. C’est que la vie de la poète, malmenée par l’Histoire de son temps, a été profondément marquée par des tragédies qui ont failli lui coûter la vie. Exils et traumatismes n’ont pas épargné Rosalie Béatrice Ruth Scherzer, plus connue sous le nom de son mari, Ignaz Ausländer, nom qu’elle gardera en dépit de leur divorce. Tragédies liées à l’Histoire de Czernowitz et du nazisme mais aussi à son histoire plus intime. La perte d’êtres chers. Son père d’abord. Puis bien des années plus tard, sa mère. Ces deuils ont mis en péril sa santé psychique, sa langue, son pays, sa famille, son écriture. Sa poésie. Comment, lorsque l’on naît en 1901 dans une famille hassidique de Bukovine, peut-on survivre aux maux immenses infligés par une époque criminelle ? Comment affronter tous les défis qui se posent au quotidien et trouver la force de continuer à écrire ? Comment écrire et en quelle langue ? Le dilemme est terrible. L’allemand, langue de toujours, langue maternelle et aimée, pratiquée avec ferveur, n’est-elle pas devenue langue des bourreaux ? Comment, dès lors, concilier les inconciliables ? Autant de questions qui se posent à Rose Ausländer tout au long de sa vie et auxquelles Edmond Verroul apporte un éclairage particulier dans les réponses qu’il propose.
Le sous-titre met l’accent sur un balancement. Une alternative. Deux points qui proposent deux axes d’intérêt, se rejoignant tous deux sur la personne de Rose Ausländer. Il s’agit bien d’une biographie. À deux entrées. La première, « la parole sauvée », met en avant un aspect de cette biographie, évoquant implicitement, comme en creux, l’idée de confiscation de la parole, suivie d’une résurrection. L’autre entrée met l’accent sur un « destin » exceptionnel. Lequel a transcendé cette confiscation. Comment Rose Ausländer est-elle parvenue à retourner en destin une vie que tout avait contribué à anéantir ? Par quels moyens la poète est-elle parvenue à rendre à sa parole force et existence ? Comment est-elle parvenue à sauver cette parole et se faisant, à se sauver elle-même ? Autant de questions qu’Edmond Verroul aborde en suivant scrupuleusement la chronologie et les événements qui ont jalonné l’existence de Rose Ausländer de sa naissance en Bukovine jusqu’à sa mort, en 1988, à Düsseldorf. En insistant sur les rencontres fondatrices qui l’ont accompagnée jusque dans ses questionnements.
Il faut sans doute remonter à la genèse de l’existence de la poète et à ses années de formation. À l’origine, il y a dans l’identité de Rose Ausländer la marque de la présence biblique de Ruth, héritage de la judaïté paternelle. Faut-il voir dans la présence de ce prénom le signe d’une prédiction ? Edmond Verroul en est convaincu, qui écrit que ce prénom de Ruth « semble d’ores et déjà augurer de manière significative de son destin futur. » Ruth la Moabite, grande figure féminine de l’Ancien Testament, n’incarne-t-elle pas l’étrangère qui parvient non seulement à s’intégrer dans le pays d’Israël, mais qui y fera souche en épousant le paysan Booz ? De l’union de Ruth et de Booz naîtra Oved, père de Jessé, lequel engendrera David, roi d’Israël. Ruth la Moabite inspira à Victor Hugo le poème de « Booz endormi ». Qui ne se souvient, au moins partiellement des vers sublimes de La Légende des siècles :


« … Booz ne savait point qu’une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle
Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèles ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala… »

Rose Ausländer reprendra ces vers à son compte, dans une facture plus moderne dans Pays maternel (Mutterland,1978) :

« Ruth
Conversations
Toutes en ivraie

Le grain remplit ses greniers
De farine

Si les conversations
tarissent
et le vent enlève l’ivraie
Ruth glane ses épis
de ses doigts avisés ».*
Un autre aspect de la démarche d’investigation d’Edmond Verroul mérite d’être souligné. Dans l’introduction à son étude, l’universitaire de Cologne fait appel à Boris Cyrulnik et à son livre Psychothérapie de Dieu. Ainsi, découvrant que les explications données par B. Cyrulnik étaient éclairantes pour entreprendre une lecture stimulante de l’œuvre d’Ausländer, l’érudit prend-il appui sur le concept de résilience, tel qu’il l’a compris en lisant le neuropsychiatre :

« Tout d’un coup, le processus de résilience, ses sources, son travail devenaient clairs… Cependant, il ne s’agissait pas tant de prendre l’œuvre comme prétexte pour faire de la psychanalyse, mais plutôt de montrer le caractère exceptionnel de la personne et de son œuvre… »

Pour réaliser un tel projet de lecture biographique, il fallait à l’auteur, une méthode rigoureuse et patiente. Soit, rassembler et organiser toute la documentation. Laquelle englobe non seulement l’œuvre poétique de Rose Ausländer, soit un corpus de 16 recueils en langue allemande, mais également ses œuvres en prose, sa correspondance et les anthologies qui ont accueilli ses poèmes. Au-delà des nombreuses citations empruntées à des poètes tels qu’Arthur Rimbaud ou René Char, qui tracent une sorte de fil rouge à travers l’ouvrage, au-delà des poèmes cités* et des analyses qui les accompagnent, l’on croise au cours de cette vaste érudition, de nombreux auteurs et amis contemporains de Rose Ausländer. Parmi les figures les plus célèbres, celle de Paul Celan – Paul Antschel-, avec qui la jeune poète noue des liens d’amitié au moment où tous deux vivent consignés dans le ghetto. Ensemble ils partagent un goût affirmé pour la poésie. Ainsi qu’un même ami et mécène, Margul-Sperber. La rencontre avec Paul Celan bouleversera la vie de la poète. Ainsi trouve-t-on, empruntée à un ouvrage de l’éditeur Helmut Braun, cet aveu de « Rose l’étrangère » :


« L’événement le plus mémorable, le seul doté de beauté, durant la persécution nazie à Czernowitz en 1942-1943, a été ma rencontre avec Paul Celan dont les premiers poèmes m’avaient fortement impressionnée. »


De cette même époque, date le poème qu’elle adresse à P.A :


« Tu n’as pas ménagé tes étoiles.
Les lointains se pressent à ta porte.
Le ténu rameau du présent se rompt,
Les bonnes vieilles puissances bienfaisantes t’honorent.

Mais où se trouve au juste notre terre d’attache ? Nul ne le sait… (extrait de Denn wo ist Heimat ? / Mais où se trouve notre terre d’attaches ?)

L’auteur de cette biographie poétique, Edmond Verroul, semble avoir consacré sa vie d’universitaire à la poète de Czernowitz. Rien ne lui échappe de ses fréquentations affectives et intellectuelles, réelles ou livresques. Ainsi appuie-t-il ses travaux de recherche et de traduction sur une lecture très poussée et approfondie des auteurs et des maîtres à penser qui furent ceux de Rose Ausländer. Celle du philosophe Baruch Spinoza en particulier, qui fut en quelque sorte son maître spirituel. C’est au cours de ses études de philosophie à Czernowitz que la pensée de Spinoza est révélée à l’étudiante par Constantin Brunner, disciple de l’auteur de l’Ethique. Rose Ausländer opte alors pour « une conception de Dieu spinoziste », selon laquelle il n’existe qu’une seule substance, infinie et unique : Dieu. Substance qui se confond avec le monde et l’univers lui-même. Leur immense beauté. Viser la fusion de l’esthétique et de l’éthique devient très tôt une aspiration absolue. Même au plus fort de la tourmente. Car il demeure toujours « possible de re-découvrir la beauté éternelle ». Cette façon de considérer les choses à la lumière de la pensée de Spinoza est la preuve, selon Constantin Brunner que « Dieu n’est pas mort à Auschwitz », vérité qu’illustrent certaines singularités de la poésie de Rose Ausländer, ainsi que celles d’autres poètes tels que Paul Celan. Ainsi chaque poème témoigne-t-il qu’il est « un intermédiaire conduisant à la perfection ».
Et tout ce qui permet de parvenir à cette perfection est « bien véritable. »
La poète nourrira pour le maître et pour son disciple une même indissociable passion. Car tous deux orienteront Rose Ausländer dans sa vision du monde. Celle-là même qui structurera son œuvre en profondeur, à la manière d’un « Manifeste ». Tant sur le plan artistique que philosophique. Cette vision spirituelle et métaphysique transparaîtra dans l’œuvre poétique.
Rose Ausländer consacrera un poème, sorte de « profession de foi », à chacun de ses maîtres, Spinoza et Constantin Brunner:


« … Le Maître nous invite à penser sur sa tombe
Lui qui nous donna une œuvre précieuse. » (« Spinoza I » in Denn wo ist Heimat ? / Mais où se trouve notre terre d’attaches ? (1927/1947)

Et

« Un cristal infini
Provenant de son cœur
Perce la lumière. » (« Spinoza II » in Treffpunkt der Winde » / Point de rencontre des vents, 1978)

Et pour Constantin Brunner :

« …Non il n’est pas mort et ses mots planent
Dans l’espace de l’Esprit au-dessus de nos existences. » (« In memoriam » in Wir ziehen mit den dunken Flüssen/ Nous allons avec les rivières sombres, 1945-1947).

De recueil en recueil Edmond Berroul explore les poèmes, recense les topoï sur lesquels ils sont construits, analyse l’évolution de leur facture au cours du temps et des secousses qui ne cessent de bouleverser Rose Ausländer et son écriture. Chaque poème, replacé dans son contexte fait l’objet d’une étude scrupuleuse. Les motifs traumatiques abondent, du ghetto aux deux exils, de la langue maternelle chargée d’opprobre, devenue impraticable parce que criminelle, à la langue d’adoption, l’anglais des poètes américains. Rose Ausländer est soumise à la « double injonction » existentielle. Renoncer à sa culture, renoncer à sa langue et opter pour la langue étrangère qui est celle de la terre d’exil. Renoncer et choisir. C’est le prix à payer pour continuer à vivre, pour survivre, pour que puisse enfin advenir l’écriture. Le chemin est long qui conduit Rose Ausländer jusqu’aux années de reconstruction.
Il faut attendre 1950 pour que la poète « décide de se reconstruire par les moyens de la poésie ». Et les poètes américains existent, qui contribuent à la mettre sur la voie de la résilience. Dans une interview de 1973, elle fait l’aveu des trois poètes américains qui l’ont influencée : Stevens Wallace, E.E. Cummings et TS. Eliot. Tous trois « ont légué une œuvre de qualité à un âge avancé », déclare la poète. Ce qui lui permet d’espérer réussir à son tour, à 58 ans, ce tour de force. De 1948 à 1956, Rose Ausländer n’écrit plus de poèmes qu’en anglais. Pour en savoir davantage, Edmond Verroul se tourne une fois encore vers Helmut Braun, l’éditeur allemand qui a mis au jour un nombre important de poèmes écrits en anglais. Découverte majeure qui a bouleversé les connaissances que l’on avait jusqu’alors de l’œuvre d’Ausländer et a éclairé différemment certains points de son histoire. Elle a permis de reconsidérer la place de Rose Ausländer, jusqu’alors uniquement germanophone dans le panorama poétique contemporain de la poète. Ce panorama s’élargissant soudain jusqu’à la langue anglaise. Cette ouverture nouvelle a enfin permis d’évaluer avec précision l’évolution de l’écriture poétique de la poète d’un premier exil aux États-Unis (1920) au second (1946). On doit au recueil -The forbidden tree – découvert en 1995, ces nouvelles avancées dans l’appréhension de l’œuvre entière de Rose Ausländer.

Mais c’est une femme-poète qui lui permet en 1956 de renouer avec sa langue maternelle. Cette poète américaine c’est Marianne Moore. Ainsi passera-t-elle, non sans douleur d’une langue à l’autre, chaque langue excluant l’autre, au moment de l’écriture. Dans le texte préparatoire à son interview pour la radio WEVD  avec Marianne Moore, Rose Ausländer écrit :


« Si vous me demandez si c’est plutôt l’écriture en langue allemande ou anglaise qui me satisfait le plus, je dois vous répondre franchement que la langue allemande – et par conséquent la poésie allemande- est plus proche de mon monde émotionnel ; mais, tout ce que je fais, c’est de poursuivre mes impulsions instinctives poétiques qui m’ordonnent quand je dois écrire en allemand et quand je dois écrire en anglais. Je suis plutôt l’élue d’une langue que je n’élis une langue. »

Peu à peu, malgré les doutes, les souffrances, le sentiment de culpabilité qui mettent la poète à la torture, peu à peu se fait la résilience. Car Marianne Moore est là, qui encourage Rose Ausländer sur la voie de la réconciliation.


« Every word a blessing, dear Rose yours too. I do admire this sincere german words. » ** écrit la poète américaine à son amie allemande.

Ainsi la langue allemande est-elle réhabilitée, qui n’est ni langue des assassins ni langue d’une fille coupable envers sa mère. Bien au contraire, comme le dit Marianne Moore, chaque mot est une « bénédiction » …

Dans cette même période de l’après-guerre, Rose Ausländer ne rêve que de revoir la vieille Europe. Et si possible, au cours de ses voyages de retrouver Paul Celan. Ce qui lui sera possible à deux reprises. Une première rencontre a lieu en mai 1957, décevante pour Rose Ausländer qui constate combien l’absence a rendu leurs retrouvailles difficiles, chacun ayant évolué de son côté. Quant à Paul Celan, retrouver les personnes qui lui rappellent le passé et l’expérience douloureuse du Ghetto ne fait que rouvrir les plaies mal cicatrisées. Ce qui les réunit encore, c’est la poésie, qui leur offre un motif sérieux d’échanges. Lequel se noue à nouveau autour d’une anthologie de la poésie d’Adam Mickiewicz qui vient de paraître à New York en 1957. Trois des poèmes de cette New Selected Poems ont été traduits par Rose Ausländer. Au cours de la seconde rencontre, qui a lieu à Paris en novembre, Rose Ausländer soumet à Paul Celan six poèmes du recueil Blinder Sommer / Été Aveugle. Poèmes dont Celan reconnaît la beauté. Mais seul le poème éponyme du recueil s’inspire de la sombre période des années 1943-1944 et des thèmes qu’ils ont eu, elle et lui, en commun. Été Aveugle sera publié à Vienne en 1965. Onze ans plus tard, en 1976, à l’occasion de la publication des Œuvres complètes de Rose Ausländer au Literarischer Verlag de Cologne, la poète rencontre pour la première fois Helmut Braun, fondateur du « Centre de Documentation et de Recherche Rose Ausländer ». L’éditeur allemand deviendra par la suite son exécuteur testamentaire.
Ainsi Rose Ausländer est-elle parvenue, au bout d’une vie de luttes et de combats, à « sauver sa parole ». Et à renouer avec le « Pays maternel ».


« Vous goûterez à mes fruits » avait-elle écrit quelques années plus tôt dans The forbidden tree. Son vœu est sans doute déjà en partie exaucé. Peut-être de nouvelles traductions en langue française sont-elles en chemin ? La présente étude que nous propose Edmond Verroul le laisse espérer.

*Poèmes traduits par l’auteur en personne à qui l’on doit déjà, publiés aux Éditions Héros-Limite Je compte les étoiles de mes mots (Genève 2011) et Pays maternel (Genève 2015).
** « Chaque mot une bénédiction, chère Rose cela vaut pour les vôtres aussi. J’admire ces sincères mots allemands. »

ANGELE NB

Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

 

***

ROSE

Edmond Verroul, La parole sauvée ou l’incroyable destin de Rose Ausländer
Éditions Maïa 2022


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines