" Au cœur poétique du regard,
l'éternité d'un fleurissement "
Ph. M.F Chevalier
La dernière exposition de Marie-France Chevalier à Lyon, à la galerie " L'Œil écoute ", est emblématique de sa démarche d'artiste. Elle m'a transportée au cœur du paysage, dans des terres d'attention, de beauté et de reconnaissance, qui, dans les temps sombres que nous traversons, est une occasion d'émerveillement. On pourrait même parler d'une aventure d'éveil de par l'alliance parfaite dans ses œuvres entre éléments naturels, rythmique et couleurs qui nous mettent dans la vision en nous rendant à une émotion empreinte de bonheur et de nostalgie. Nous nous rappelons alors que toute sa peinture, si elle donne accès à la vie comme ouverture des sens, amour et renouveau perpétuel, témoigne aussi des fragilités du vivant, de l'impermanence des choses et des êtres, et par là-même d'une privation.
Le titre de l'exposition, Mono no aware, sorte d'équivalent de notre memento mori, l'illustre, de même que le choix de la part dominante du règne végétal dans les œuvres présentes, fleurs feuilles herbes qui y sont montrées dans toutes leurs déclinaisons et leur éphémère. De natures vives à natures mortes, le temps, thème essentiel chez Marie-France Chevalier, est là comme le signe d'une vie dont nous recevons la naissance, admirons la floraison, mais occultons trop souvent la fanaison et la finitude. Nous sommes des humains de passage dans un monde où chaque autre règne est aussi destiné à disparaître. Mais avant, nous souffle l'artiste, il faut déplier l'espace de la terre et contempler le ciel où glissent les astres, les brumes et les nuages, il faut entendre la mélodie des couleurs, travailler la matière et le sens avec la mémoire des choses et des êtres, en accomplissant le geste d'accueil qui donne accès à une plénitude, même fugace.
Le geste de peindre, comme celui d'écrire, naît d'une nécessité intérieure et du besoin absolu d'un " poiein ", d'un faire qui marque une façon d'être au monde. Il reconnaît le don initial de la vie, le prolonge et le transcende dans le laps de temps limité qui est le nôtre. Sentir la beauté, en goûter les langages, les formes et les couleurs, n'est pas nier le mal, la douleur ou les vanités du monde mais prendre le chemin d'un mystère. Ce tout qui est aussi le rien, précocement reçu et cultivé depuis sa jeunesse, Marie-France Chevalier le rend dans sa création, en utilisant la matière (terre, eau, poudre, café, plantes, papier, tissus, pigments ...), les instruments (crayon, fusain, pinceau, cutter...) et tous les moyens d'expression (dessin, aquarelle, fusain, empreinte, peinture...) qui lui sont donnés dans l'art pour le porter au plus loin. Une partie de son travail au fusain autour de la maison et des vanités en témoigne, mais ici c'est la peinture, acrylique et huile, qui le décline. Elle y insère parfois de la terre, des pétales, des brindilles ou des cendres. Elle l'étale, la creuse, gratte la toile pour nous offrir dans un autre espace-temps, une œuvre palimpseste qui révèle la substance et l'essence du monde, des instants d'éternité lentement conquis sur l'exil ou la mélancolie.
Ph. Sylvie Fabre G.
Joie pour les yeux et l'esprit, les fleurs des champs ou du jardin y demeurent, on y entend le vent agiter les herbes et y chanter des oiseaux invisibles, car si rien ne dure sur cette terre, (nous) suggère-t-elle, rien ne meurt dans l'épiphanie de la toile ou du papier. Le temps y est comme suspendu, l'espace élargi. Peindre devient une translation où le vivant entré dans le regard, passe par la main de l'artiste pour (nous) livrer ses souffles et le secret de ses écritures. Nous entrons dans un arrière-pays où elle-même se tient dans la solitude habitée. Le mouvement sensoriel du pinceau, la force agissante des couleurs nous traversent, et nous ouvrent à une unique vibration et à ses présences : rouges pavots dans le vert de l'été, nuages blancs, arbre fondu sur le gris du rocher, racines sombres et feuilles détrempées par la neige. Partagée en deux par un trait, la toile réunit le foisonnement et la continuité des mondes d'en bas et d'en-haut. Le cycle de la vie y poursuit son cours dont le travail de l'artiste révèle les circulations.
Ph. Sylvie Fabre G.
Dans l'œuvre entière de Marie-France Chevalier, et quel que soit le support utilisé, puisqu'elle utilise aussi des ardoises, du carton, de grandes enveloppes et des livres, le paysage naturel, son jardin, les intérieurs et même les corps, sont saisis dans leur transformation tributaire des âges et des saisons. L'entrée dans le printemps ou l'arrivée de l'hiver sur le massif, la contrée vierge qu'est une chambre dans son regard, l'espace vide d'une dépendance, la présence humaine, en particulier à travers le corps féminin - mais elle a peint aussi celle de son frère ou de son père - sont montrés dans les variations incessantes de la lumière. Cette dernière donne aux lieux et aux êtres une manière d'apparition ou de disparition qui déborde la toile. Les nombreux
leporelli* de l'exposition participent aussi, à ces levées de clartés soudaines mais leur forme en accordéon les inscrit dans une étroite horizontalité ou une longue verticalité qui leur donnent un autre tempo. La végétation, telle une vie en devenir, y est montrée en fusion ou en dialogue, et dans toutes ses métamorphoses. Marie-France Chevalier tente d'exprimer le paysage immuable et changeant du Vercors, avec ses sentiers qui butent sur le ciel ou la pierre, ses prairies scandées par les alignements de sapins et les taches de couleur parsemant les herbes. Elle recrée un univers. Ainsi, comme le poète fait quelque chose avec les mots, l'artiste fait quelque chose avec la liberté de la couleur et les lignes de la terre, dans la quête toujours inachevée d'une harmonie, malgré le chaos du monde.
La montagne est un dehors-dedans. Qui l'habite profondément en offre un paysage vu, écouté et intériorisé à jamais. Ce qu'il charrie de visions et de chants, de départs et de retours, trouve sa réalité transcendée dans le poème comme dans le tableau.
Chez Marie-France Chevalier, l'atelier de Lyon me laisse le souvenir du bleu qui nous attend aux fenêtres et que sa main de peintre transfuse. Me reste aussi en mémoire les contours subtils, pastels de rose-mauve-perle des corps féminins ébauchés qui habitent le vide et dont la peintre appelle la présence et touche l'infini secret. La vie semble une apparence, notre corps une silhouette au miroir, mais la surface est aussi profondeur, et l'art en sa lucide empathie, y fait entrer de la chair périssable, de l'esprit et un cœur ardent. Dans la création de cette artiste, le fleurissement des formes des couleurs et du trait est une échappée, un pur-sentir hors les frontières du temps. L'être-au-monde, l'effacement et la trace, l'artiste en rend compte avec passion. Dans ses autoportraits, nul hasard si son visage s'offre à la transparence ou se perd dans l'ombre, peut-être une enfance éternelle ou une vieillesse à venir qui crient en elle. Il y a du silence et une respiration de l'âme dans ses œuvres. Il y a aussi la claire voyance du regard, l'amour et le manque qui originent le désir de la peinture et des mots qui chuchotent non loin d'elle, dans des carnets. Il y a l'en vie avec l'autre, vivant ou mort.
Ph. Sylvie Fabre G.
L'atelier du Vercors les garde au secret de la maison native ou dans sa grange déserte. Les œuvres qui en viennent ont été les premières que j'ai découvertes lors d'une exposition au centre d'art de Poët-Laval. Fenêtres et portes y exsudent une blancheur violente, comme pour mieux donner toute sa place au noir et y attirer l'or du temps. Des éclats de jaune, couleur la plus ardente du spectre solaire, traversent ces toiles. Elles nous murmurent que la lumière, soleil ou lampe, trouve son plein rayonnement dans la nuit. Énigme d'une vie avec la mort. Les chaises, les fauteuils, les lits, choses usuelles, dans les dessins et les tableaux de l'artiste, prennent l'aura particulière des
Vanités. Ils ont cette capacité de faire lever les âmes-fantômes, êtres aimés, rêvés, disparus ou simplement ailleurs, que leur vacance appelle à une résurrection. Le travail de Marie-France Chevalier vient toujours d'un présent lié à une mémoire, et d'une révolte couplée à un consentement. Le passé, legs ou transmission, nous hante, et, si demain il fera jour, nos mots gardiens nos gestes passeurs le réclament, comme ils réclament la vie à réinventer.
Le paysage, montée descente et remontée, est en montagne toujours spirituel. Ainsi dans la peinture du Vercors natal, les pentes crêtes et cimes, les pommiers dans le pré autour de sa maison, le jardin, se revêtent d'une autre lumière, celle des origines et des fins. Derrière le rideau d'arbres, les herbes folles du talus, devant le myosotis, la rose ou l'ancolie du tableau, comme devant un visage, il y a la rencontre avec des noms tus, des choses vécues rêvées, leurs douceurs ou leurs blessures. Marie-France Chevalier nous parle du lien indicible et peint un paysage sans pays, parce que celui-ci est lui-même un pays qu'elle contient et qui la contient jusqu'à le faire naître de ses yeux ouverts et renaître en sa parole interminable. Dans l'au-delà du tableau ou l'inconnu de la langue bat l'unicité d'un être et le lieu de son habitation.
Dans cette exposition, le travail photographique de son ami Christophe Chéron présente la même attention au paysage et à la nature, mais un autre regard dans la manière de les traiter. Lui a pour support l'image, et pour instrument, l'appareil. L'art photographique demande une prise de vue du réel à un moment donné, donc un contact non différé avec le sujet. Il n'y a pas de confrontation avec une autre matière comme dans la peinture, et l'instant-clef où l'on appuie sur le déclencheur ne reviendra pas. Cependant ce n'est pas essentiellement la main mais l'œil du photographe qui agit et capte les effets de la lumière et la composition à retenir. Il détermine aussi le cadrage, fixant l'image en son éternité. Le travail plus distancié de recomposition et de tirage vient ensuite, pour magnifier la photographie et lui donner sa pleine nécessité d'œuvre d'art. L'approche des deux artistes est donc forcément différente, tout geste artistique, et l'exposition le montre, est toujours issue d'une vision singulière et d'un désir de transfiguration.
L'originalité de cette exposition est d'entrecroiser deux regards et deux créations à partir d'un seul lieu, le plateau du Vercors, le jardin de Marie-France Chevalier, et d'un thème commun, paysage et végétation, qui les relient. Présenter ensemble leur production, c'est nous faire entrer dans une sorte de communion, qui n'est pas osmose, mais complémentarité et richesse. Deux sensibilités et deux pratiques ici se répondent mais ne se confondent pas. Deux solitudes s'accompagnent, deux unicités dialoguent.
En un jeu étonnant de contrepoints et de décalages, en une suite de superpositions et de contrastes, leur cheminement à chacun crée du beau qui entre en résonance. Les images de l'un précédant, prolongeant ou accompagnant les toiles de l'autre, ou vice-versa. Ainsi Christophe Chéron nous montre des photographies de plantes où le motif est saisi à travers un regard acéré et précis, une âme pensive aussi, et passionnément attentive. Les tiges épurées et l'intensité crue des couleurs, tranchent avec l'impressionnisme, l'effacement ou l'irisation plus chaude des peintures de Marie-France Chevalier. Le photographe a choisi plutôt la netteté de la preuve à la trace. La chose est là, en vérité. Sa beauté n'empêche pas le sentiment d'une mort qui rôde, comme pour ce tournesol saisi dans la rétractation de ses pétales déjà flétries. Son cœur noir est immobile dans l'attente d'un repli qui annonce la nuit ou l'hiver. Comme encore pour ce chou solitaire dont le bleu d'acier résiste pour combien de temps à la neige gelée. Même destin aussi pour ce pavot rouge- sang dont l'abeille qui polarise est symbole d'une vie toujours en passe de finir. Le monde végétal de l'été ne nous apparaît plus, comme chez Marie-France Chevalier, dans la surabondance inquestionnable dont parle Rimbaud mais dans une concrétude teintée de périssable.
Dans les œuvres du photographe, le lien à la nature est de connaissance, sa démarche plus naturaliste que celle de l'artiste, et la fragilité du vivant, son inéluctable défaite, " nous saute aux yeux ". Vanité des vanités, semble (nous) dire aussi Christophe Chéron dans ses Mais cette exposition née de la connivence artistique et de la complicité amicale des deux artistes, propose aussi un étonnant herbier dont le thème principal est la couleur. À chaque page une couleur, du bleu sur vert, du rouge carné, du jaune blanchi, du jaune olive... Et une intervention photographique de l'un mis en regard avec une peinture de l'autre, dans l'espace commun du papier. Herbier original, s'il en est, et où les noms des plantes choisies apparaissent en latin au bas des pages, avec une signature
leporelli. Les pavots, saisissants, y ont une chair d'un rouge éclatant, mais où courent les ombres de l'esprit. Sur le papier, les fleurs des champs, dans la juxtaposition de leurs floraisons printanières, ont des jaunes joyeux, des roses et un violet, délicats, mais elles sont encadrées par des feuillages dévorés par le sombre. Nos tête-à-tête avec le vivant n'ont point de fin, a écrit Shitao, ils révèlent une réalité toujours en transformation, et le plus intérieur de nous-même. En témoigne aussi la photo d'un paysage recomposé où le grand talus couvert d'herbes au vent et parsemé de fleurs abrite l'arbre noir. Il se profile sur les incertitudes d'un bleu où courent les nuées. De même pour la pluie de rayons sur la fleur parfaite et si prompte à s'envoler au souffle d'une autre photographie. Nous sommes là, happés par un éphémère qui fait trembler.
M.F. Chevalier et C. Chéron fecerunt qui inscrit à la manière ancienne une création. La juxtaposition des œuvres, leur addition, n'est pas un choc mais une sorte de continuité heureuse. Elle permet de montrer comment deux regards et deux techniques artistiques se rejoignent pour célébrer un même motif, les fleurs les arbres et leur environnement végétal. " Heureux celui qui plane sur la vie, et comprend sans effort le langage des fleurs et des choses muettes ", a écrit Baudelaire, cité par François Cheng dans ses Cinq méditations sur la beauté, heureux ceux qui peuvent le transmuer en art, en le réinventant dans un partage.
Le vivant, dans la mesure où nous sommes capables de le reconnaître dans son incarnation périssable et dans l'élan d'un langage nôtre, est un don. Celui-ci est d'autant plus précieux qu'il nous révèle à nous-mêmes et nous conduit à une vie agrandie au cœur de la création et dans sa recréation. À cette heure d'incertitude et de violence que nous traversons, la rencontre d'un art en alliance avec la nature et l'autre, nous aide à revenir aux sources de l'être, de son langage, et du lien. Fragile autant que la vie et l'amour embrassant la mort, la quête de chacun des deux artistes en porte les preuves et les traces.
*Leporelli: Livres pauvres
Ph. Sylvie Fabre G.
→ (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une → (sur le site des Éditions L'Amourier) SYLVIE FABRE G. sur →
D.R. Ph. Joseph Caprio
■ Sylvie Fabre G.
Terres de femmes ▼
Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L'Approche infinie)
→ [À l'orée] (poème issu du recueil L'Intouchable)
→ L'Intouchable (note de lecture d'Isabelle Raviolo)
→ [C'est un matin doux et amer](poème issu du recueil L'Autre Lumière)
→ Dans l'attente d'un prolongement qui se meurt (note de lecture d'AP sur Corps subtil)
→ La demande profonde
→ L'Approche infinie (note de lecture d'AP)
→ Frère humain (note de lecture d'AP)
→ Frère humain (note de lecture d'Isabelle Raviolo)
→ [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
→ Celle qui n'était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
→ Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
→ Piero, l'arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
→ Retournement du chant [hommage à Maurice Benhamou] (autre extrait de La Maison sans vitres)
→ Le rêveur d'espace [hommage à Claude Margat] (autre extrait de La Maison sans vitres)
→ Pays perdu d'avance (note de lecture d'AP)
→ Maison en quête d'orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
→ [Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
→ Tombées des lèvres (note de lecture d'AP)
→ Tombées des lèvres (note de lecture d'Isabelle Raviolo)
→ [Bien sûr le chant s'apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
→ Quelque chose, quelqu'un
→ Trouver le mot (poème issu du recueil L'Autre Lumière)
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L'Approche infinie)
→ Caroline Boidé, Les Impurs, par Sylvie Fabre G.
→ Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
→ Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre par Sylvie Fabre G.
→ Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
→ Pierre Dhainaut, Après, par Sylvie Fabre G.
→ Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
→ Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
→ Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
→ Jean-Marie de Crozals & Sylvie Fabre G. | [La montagne bascule]
→ (dans l'anthologie poétique Terres de femmes) L'au-dehors
→ (dans les Chroniques de femmes) L'Amourier | Le Jardin de l'éditeur par Sylvie Fabre G.
→ (dans les Chroniques de femmes) Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
→ (dans les Chroniques de femmes) Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
→ (dans les Chroniques de femmes) Une terre commune, deux voyages
■ Voir aussi ▼
fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.
une fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.