" sculpter nos ailes de métal ainsi que ces milliers de papillons fabriqués par Kracov "
Diptyque photographique → G.AdC
On en est là, à chercher un monde qui puisse recevoir ensemble la grâce et la pesanteur. La vie et la mort. Le rouge et l'ombre. Le corail aux flammes de syllabe. La flûte creusée dans le fémur de bête. La vie d'os et d'étoiles. Le chant cloué - vertical dans le cœur des gens. Le clown et le cercueil.
L'on en vient à confier nos trésors à la mer. Afin qu'elle rassemble les signes. Qu'elle recompose le livre. Le récit du désir simple d'être là, à sculpter nos ailes de métal ainsi que ces milliers de papillons fabriqués par Kracov : un papillon de couleur jaune par enfant sauvé des affres de la lumière irradiante, à Tchernobyl.
Les papillons s'envolent avec les lettres, les lettres s'envolent avec leurs ailes, le texte s'élève au-dessus du livre, ballon de carnaval loin dans les airs, le texte déjà s'efface...
Le texte s'absente, ne laissant qu'une page invisible. Sous la mer, il y a des saisons. En hiver, les vallées des profondeurs obscures blanchissent. Il y a les sous-bois, la neige, les pétales. Les arbustes à corail sont envahis de phalènes qui butinent, puis remontent à la surface des vagues. Les papillons de mer arborent des ailes pointues - deux ailes sur le côté qui servent de nageoires.
Quel est ce monde où les poissons volent ? Et les oiseaux nagent ? Toutes les formes de la tendresse ont trouvé refuge là, et bruissent sous l'épaisseur de l'eau. Le fond des eaux étend son velours noir planté de vifs arbustes rouges.
Quel est-il ce monde de cruauté et d'enfance ? Dans les forêts sous la mer dansent mille rondes joyeuses d'insectes, aussi sonores que ces prairies terrestres où reposent ici ou là les chamois aux cornes ensanglantées.
Qu'adviendra-t-il lorsque le corail sera déserté par les papillons de la mer ? Les continents par les papillons de Kracov ? Que les pêcheurs ne descendront plus le long des cordes à singe ?
Où serons-nous à la dernière respiration de l'oiseau ? Après la chute de l'arbre ? Après l'ultime frissonnement de la branche ? Après l'hésitation de la fleur sous les pentes des collines et de la caresse de l'air ?
Qui est-il cet homme qui a oublié de trembler et de s'émouvoir ?
Quelle est-elle la paille dont on entend déjà le chant à l'orée des bois de Dante ? Qui est-il, ce vivant changé en bois sec ?
Ce signe suffira : un jour, sous l'eau le pêcheur ne pourra plus lire les livres.
Quand nous ne lirons plus les livres sous la mer, ce monde aura disparu.
Viens près de moi sous l'arbre. Là, nous garderons la fraîcheur en plein cœur de juillet.
Nous planterons un chant droit dans le sol.
Nous veillerons, n'est-ce pas ? Nous veillerons sur l'homme inconnu. Nous
veillerons sur le gamin terrible.
Nous n'offenserons plus les larmes ni le soleil, ni personne.
Voici venus les temps difficiles du cœur.
Sylvie - E. Saliceti, Les papillons de Kracov, Quand nous ne lirons plus les livres sous la mer, Gouache de Sophie Grandval,
→ Éditions du Canoë, 2021,pp.46, 47, 48, 49...