Cristal noir #9 : Les Hauteurs tourmentées

Publié le 10 octobre 2022 par Les Alluvions.com

Après avoir arpenté de long en large  les galeries et les escaliers de l'Hélice terrestre, nous avons pique-niqué au centre du village, avec l'assentiment des membres présents de l'Artrodytespace, l'association qui gère le lieu depuis la disparition de Jacques Warminski. Le géant est mort le 4 novembre 1996 d'une crise cardiaque ou d'une rupture d'anévrisme (les sources divergent), dans les bras de sa compagne. C'était peu après la mort de son père, à la suite d'une opération du coeur. Comme si, à ce père qui lui avait donné le goût de l'art, il ne devait pas survivre. Enfant qu'il était redevenu en s'éteignant entre les bras de sa douce, Bernadette, que Jacques B. et le Doc ont bien connue, infatigable ordonnatrice des festivités régulièrement données à l'Hélice, figure tutélaire de l'association créée en 1992, et que nos deux compagnons de route croyaient bien retrouver mais dont ils eurent la mauvais surprise d'apprendre qu'elle était rongée par la maladie d'Alzheimer, et que, résidente d'un Ephad, elle ne venait plus que de loin en loin à l'Orbière.


Avant de repartir, Jacques B. a voulu faire un tour dans la campagne proche, appareil photo en main, et nous le suivîmes, Nunki Bartt, Chamina et moi. Chaque chemin qu'il nous désignait, il en connaissait l'issue, il savait aussi quelle maison se dissimulait derrière cette ligne d'arbres qui n'était pas si épaisse à sa dernière visite. C'était l'adolescent qui parlait dans un corps qui approchait les quatre-vingts ans, au beau visage encore, au doux regard. A chaque tournant, une cave troglodytique, une entrée barrée, la tourelle d'un manoir. Ici, la maison des Warminski, l'été, très rénovée, ce n'était pas du tout comme ça, ici le père peignait le cap Fréhel. Là, la lisière de la "grande" forêt de Grézillé qui fut ravagée par un immense incendie le 3 septembre 1959, après une sécheresse exceptionnelle. Mille hectares partirent en fumée, et cinq pompiers de Beaufort, pris au piège autour de leur GMC porteur d'eau qui s'était couché dans un fossé, y laissèrent la vie.

Ces détails, je les ai trouvés par la suite sur le net, Jacques B. n'était pas si précis. Il reste qu'à l'écouter, j'avais l'impression que nous étions à l'orée d'une immense forêt de conte de fées, c'était Tronçais ou Rambouillet, pas moins. Or, sur la carte Michelin, les dimensions étaient bien moindres et le nom n'était même pas indiqué. C'était comme si, encore une fois, il revoyait tout avec les sensations d'un enfant, avec ce schéma corporel qui teinte nos souvenirs si fortement que nous sommes tout surpris de redécouvrir la cour d'école de notre enfance bien plus petite que dans notre mémoire.

Entrée de l'Orbière

La dernière exploration fut celle de la maison qui se tenait derrière l'Hélice et qui était invisible même de la petite route où nous cheminions. L'allée qui y menait était envahie par la friche et les acacias épineux. La grille entrouverte donnait sur une cour dépotoir : la maison encore en bon état était entourée d'un amoncellement de bidons verts, sans doute bidons de pétrole pour le chauffage. Rien ne laissait croire qu'au-delà de ces murailles de végétation désordonnée se trouvait un logis seigneurial troglodytique que Warminski eût souhaité acquérir (mais il ne parvint jamais à emporter l'affaire). Chamina se fraie un chemin  dans la brousse, monte un escalier de pierre au pignon de la maison, accède à un grenier dont la porte n'est pas fermée à clé. La petite curieuse nous hèle : il y a là un trésor de livres. Que le malheureux propriétaire des lieux nous pardonne ce larcin : elle tint absolument à emporter Les hauteurs tourmentées, d'Emily Brontë. Une traduction belge. Comment résister ?


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NB : Le grand philosophe Bruno Latour vient de mourir, dans la nuit du 8 au 9 octobre. Il est quelque peu présent dans ces pages, sans que cela rende justice à la profondeur et l'étendue de sa pensée. Je pense au Doc, l'"incrédule" Doc, qui eut l'honneur et l'avantage de converser avec lui lors de ses venues à La Châtre, dont l'article nécrologique du Monde fait mention : "Sa méthode ? L’enquête, dont il n’a cessé d’affirmer et d’éprouver la puissance. En homme pragmatique et en philosophe empiriste, il a mené, après la crise des « gilets jaunes », avec le consortium Où atterrir ?, une série d’ateliers d’autodescription à La Châtre (Indre), à Saint-Junien (Haute-Vienne), à Ris-Orangis (Essonne) ou à Sevran (Seine-Saint-Denis). « De qui dépendez-vous pour exister ? »s’avère la question centrale, afin de « passer de la plainte inarticulée à la doléance », l’interrogation nécessaire afin de nouer de nouvelles alliances."