É crire - ou presser un fruit dans sa main, mais pour le seul plaisir et profit du jus. C'est de chair et de pulpe qu'il s'agit, d'abricot mûr, de tendres raisins, de pêche délicate.
Avant d'y enfoncer les doigts, il aura fallu repousser la crainte, combattre la honte, balayer le scrupule. Loin des préoccupations ménagères ou marchandes, chercher seulement à extraire les sucs et, tous sens mobilisés, toutes qualités identifiées, sensations éprouvées - jusqu'aux craquements, giclements, gargouillis -, dire,
les mains désormais capables de partager le fruit mutilé, multiplié, dans la lumière d'une page.
N ous étions, cet après-midi-là, tout au bonheur d'une évasion, loin de nos préoccupations ordinaires ; nous marchions sur le sable, saoulés d'air marin et de lumière ; quand nous fûmes attirés par les cris d'un goéland qui, retenu par une aile du phare au bout de la jetée, tentait en vain de se dégager. Le sentiment que nous avions éprouvé d'un rare moment de perfection faisait place, devant ce martyre, à un malaise fait d'impuissance, d'irrépressible culpabilité.
Ma mémoire reste hantée par le grand oiseau qui rassemblait en sursauts désespérés ses forces décroissantes, battant des ailes avec le cri de qui ne renonce pas, celui
que poussent, à travers le monde, quelque tragique que soit leur sort, tant d'hommes, de femmes, d'enfants même, dans leur effort de se libérer.
F rôlement de la mémoire : un dimanche matin, le temps est gris et sec, je parle à une autre fillette au bord de la route. Je me sens heureuse, d'un bonheur intense, dont le souvenir est resté intact.
Un bonheur que rien ne justifie, l'endroit et le moment sont aussi banals que possible, celle auprès de qui je me trouve ne ressent, quant à elle, rien de semblable ; alors pourquoi ce souvenir, qui ne se rattache à rien ni à personne en particulier, persiste-t-il, indélébile ?
Je me souviens du désir que j'avais de vivre ce moment, aussi simple qu'il était, et le suivant et toute la journée... Je n'avais en moi, pour tout et pour tous, que des sentiments dépouillés d'ombre. Sans doute n'existe-t-il pas d'autre raison de l'étonnante survivance de cette mémoire - la seule au bout du compte absolument vivante.
Béatrice Marchal, Gardé vivant, peintures de Jean-Marc Brunet, Poésie, 2022, pp.55, 56, 58.
BÉATRICE MARCHAL
Source
■ Béatrice Marchal
sur Terres de femmes ▼
→ Au pied de la cascade (lecture d'Isabelle Lévesque)
→ Dans l'écho de pas anciens (poème extrait d'Élargir le présent)
→ [Quelle part de soi a-t-elle sombré] (poème extrait de Résolution des rêves)
→ Un jour enfin l'accès suivi de Progression jusqu'au cœur (lecture d'Isabelle Lévesque)
→ [Ce que tu as cru voir courir à vive allure] (poème extrait d'Un jour enfin l'accès)
Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Al Manar) la fiche de l'éditeur sur L'Ombre pour berceau