Alain Freixe | Les mains heureuses

À celle qui s'éloigne

Madame, un bruit de source. En pays sec. La victoire des
yeux clos jusque dans les larmes. Des couleurs du ciel au
couchant quand le vent fleurir la mer, courbe les blés, tourne
dans les encoignures, s'éloigne sans se perdre.

Madame a dans les yeux une lueur de coin de rue un soir
de pluie. Tourner son regard, c'est la décapiter pour des
dessous d'ombre tandis qu'un silence de cathédrale ouvre
d'autres yeux dans nos yeux.

Madame est toujours là même quand elle n'y est plus. C'est
là son absence. Non pas d'être partie ailleurs - Madame ne
part pas ! - mais d'être comme rentrée en elle-même. Là,
disparue. Sa présence. Ô ma dérobée !

Madame est sans voix. Sans regard. Sans nom. Dans les
miroirs d'un vieux film, ses corridors, elle passe. Elle est
noire comme si la lumière que l'on voit à l'arrière s'était
carbonisée, couleur de soleil calciné, de ciel si lointain qu'il
étouffe jusqu'au tonnerre. Rien ne vole ici. A ras de mots
s'éteint l'éclair de ce qui aurait pu passer pour une pensée.
J'entends ses pas sur le chemin de terre, l'ombre qu'ils
abandonnent aux pierres.

Madame va vers la nuit. On pourrait entendre le silence parler
seul avec la blancheur de l'air. Quelque chose semble vivant.
Encore. Quelque chose qui déjà s'évapore. Un nom qui
glisse vers la lumière et va se perdre au lieu d'où elle venait, hier,
quand, transparente, la langue qui battait le pavé des routes
et les pierres des chemins s'aventurait à dire le monde,
toupie aux mains de l'enfant d'Héraclite.

Madame du peu profond ruisseau, de la pluie froide et de ce
silence qu'apporte la nuit, avec vos loups assis aux quatre
coins d'une chanson perdue, vous êtes, Madame, ce calme
sauvage qui ravage la tête quand rien n'arrive, alors qu'on le
sait, tout peut arriver.

Alain Freixe, " Le Temps de Madame " in Les mains heureuses, La rumeur libre éditions, 2022, pp. 49, 50, 51.

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ALAIN FREIXE
Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ Vers les riveraines (lecture d'AP)
→ À l'étrangère (extrait de Vers les riveraines)
→ [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
→ Bleu plié au noir
→ Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
→ Contre le désert (lecture d'AP)
→ Septième pas (extrait de Comme des pas qui s'éloignent)
■ Voir aussi ▼
→ (sur Terres de femmes) Serge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d'AP)
→ P/oésie, le blog d'Alain Freixe : La poésie et ses entours

Source
■ Alain Freixe
sur Terres de femmes ▼
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