Derniers jours

Publié le 28 octobre 2022 par Jlk
 (Le Temps accordé, lectures du monde 2021) Ce lundi 6 décembre 2021. – Me viennent ce matin ces mots, tandis que Lady L. décline doucement : Elégie cosmique Nous ne nous quittons pas vraiment:ce n’est que du semblant;nous nous pleurons dans le giletpour ne pas oublierce que fut notre bonne vieau fil de tant d’années,mais à l’instant dans les étoilesnos voiles confonduestrès doucement dériventen partance vers les issues...Si je m’en vais te laissant là,prends bien soin des oiseaux,et si tu partais avant moije m’occupe des chats;le piano ne bougera pas:la mélodie demeureentre nous par delà les heures... Nous nous somme bien entendus,nos enfants nous ressemblent;ce sera beaucoup de chagrinde n’être plus ensemble -en apparence seulement... Car nous ne nous quitterons pas,mais pour nous allégernous semblerons nous faire la belle,et la ronde des sphèressera notre doux carrouselde l’ombre à la lumière... Nous parlons des douleurs de l’enfance. Je lui rappelle les mots de Dimitri dans la postface de mon premier livre, qui avaient choqué ma mère comme d’un reproche personnel qu’on lui adressait, alors qu’il s’agissait de tout autre chose.« Heureux ceux qui ont souffert étant enfant », avait-il donc écrit, alors qu’apparemment, comme le pensait notre mère, mon enfance avait été heureuse et sans souffrance, et pourtant il y avait du vrai, même si je n’ai jamais connu la douleur lancinante qu’L. a subi au seuil de son adolescence, lié au comportement abject d’un parent que son père eût tué s’il en avait été informé, d’où le silence abolu de sa mère à laquelle elle avait fini par se confier – secret des familles qu’on étale aujourd’hui dans les médias… mais l’enfance est le vrai tribunal, et toute une vie et ses joies n’effaceront pas la Tache, et l’ombre qui parfois, aussi, suscite un surcroit de lumière, ou plus exactement : un plus grand élan vers la lumière. DES LARMES. - Depuis tout enfant tu as ce don, crocodile, de te purifier comme ça, tu ne pleures pas sur toi mais sur le monde qui ne va pas comme tu l’aimerais, l’œuf de colombe que le caillou écrase ou qui se casse en tombant sur le caillou, toi aussi seras toujours trop tendre, jamais tu n’auras souffert l’injustice du Dieu méchant, et ça s’aggrave, nom de Dieu, tous les jours que les méchants font… L’infirmier Sébastien me fait l’effet d’une ange, qui se manifeste par une gestuelle qu’on pourrait dire ailée, en même temps qu’il est zélé, et comme il rassure autant qu’il assure, lui et sa brigade des soins palliatifs, tous dans la trentaine ou à peine plus, tous les jours confrontés aux fins de vie, comme on dit - tous ont de la lumière dans les yeux et de la douceur non doucereuse dans la voix et les gestes - et le plus fort est que ce sont elles et eux qui nous disent, sans vaines paroles, leur reconnaissance… Me désignant son corps elle me dit avec un pauvre sourire : un cadavre ambulant. Mais je lui réponds, sans la contredire, que de son visage émane la même lumière qui ne cesse de nous éclairer - son aura. Les Services lui ont installé un lit médicalisé, mais elle n’a même plus la force de s’y déplacer. Le Fentanyl l’a aidée à dormir, mais elle refuse la morphine et me demande de décliner d’autres visites que celles de nos enfants et des petits. Son cousin d’Amérique devrait arriver demain de Grèce, mais je crains… je crains.« I’m slowly going away », lui écrivait-elle il y a à peine une semaine… Peinture: LK, vestiges du jour à La Désirade. Huile sur toile.