8 novembre 2017 | Lettre de Bernard Noël à Jean-Louis Giovannoni | Éphéméride culturelle à rebours

Publié le 08 novembre 2022 par Angèle Paoli

Jean-Louis Giovannoni Bernard Noël

8 novembre 2017


Peut-on enjamber le temps et passer ainsi du passé au présent ? Fausse question car le temps n'est pas un lieu et qu'une fois passé, il n'a plus de réalité. Cependant, l'effet de son passage est inscrit dans nos corps comme dans les choses et dans ce que nous produisons. L'étonnant est que l'écriture le parle tout en lui échappant, et qu'elle est marquée dans lui être soumise : effet qu'il nous est possible d'observer sur notre propre écriture pour peu que l'âge s'accumule, mais cela demeure anecdotique car le plus frappant dès que l'on observe sa pratique, c'est que l'écriture est l'exercice du présent. Rien que du présent...
Et voilà sans doute pour quoi, reprenant notre correspondance, nous sommes aussitôt dans sa continuité, même si le temps nous a changés, tout comme il a modifié notre environnement et la situation générale. S'il y a problème, ce n'est pas du côté de cet extérieur, mais de la nécessité de poursuivre- ou plutôt de reprendre, sauf qu'à peine tracés quelques mots, je suis dans le présent de l'acte d'écrire et que son mouvement m'emporte déjà. Rien à savoir vers quoi ?
Vers la phrase suivante que je vais découvrir en l'écrivant car son apparition est le seul but de ma vie en cet instant. Ai-je déjà osé faire cet aveu ? J'en doute, bien que j'aie connu des milliers de fois cette attente. C'est que je n'écris jamais en sachant ce que je vais écrire et que la projection vers l'inconnu porte toujours ma progression, mon avancée. Tu exagères, dira-t-on, car une phrase déclenche la phrase suivante. Oui et non. Il y a bien un enchaînement d'une phrase à l'autre parce qu'il arrive qu'il soit automatique, mais presque toujours je ne sais pas et je suis dans l'angoisse de la perte de l'avenir du texte en cours.
C'est d'ailleurs pourquoi je me suis fabriqué une grille :la grille du pronom, qui consiste à ce que toutes les phrases de mon récit commencent par le même pronom personnel, qui est ainsi le premier mot de la phrase suivante et son déclencheur. Étrange préservatif n'est-ce pas ? Et si j'en fais état dans cette lettre, il est probable que c'est pour introduire dans la reprise de notre correspondance l'événement qui a marqué, dans mon écriture, le long écart entre ma dernière lettre, 29 mai 1995, et celle-ci.
Pourquoi cette précision ? Parce que j'ai le sentiment qu'une fois engagé dans l' écriture - dans l'acte d'écrire - tout se tient justement, toute mon écriture, dans une continuité dont cette lettre témoigne en soi par l'écriture qu'elle construit et qui se voudrait sans réserve, et non comme un aparté dans mon écriture. Une lettre, néanmoins, est en soi un aparté puisqu'elle a un destinataire à la différence d'un récit, d'un poème, d'un essai ou même d'un artcicle. Reste que cette lettre-ci fait partie d'une tentative particulière, puisque nous désirons reprendre un trajet à la fois personnel, et même intime, en même temps qu'une réflexion plus générale sur le partage de l'expérience d'écrire - expérience qui doit nécessairement s'écrire...
A bientôt, affectueusement

Jean-Louis Giovannoni/ Bernard Noël, Au présent de tous les temps, Correspondances, Avant-propos de Nicolas Pesquès, La vignette de couverture et de Jean-Paul Philippe, Éditions Unes 2022, pp.73,74.

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