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Gérard Cartier / Journal de L'OIE / Éphéméride culturelle à rebours

Publié le 11 novembre 2022 par Angèle Paoli

Gérard Cartier / Journal de L'OIE / Éphéméride culturelle à rebours

Laurent Pécheux, Vénus et Minerve, 1794, Musée de Chambéry

11 nov. 2012. Vu hier au musée des Beaux-Arts de Chambéry, dans l'exposition consacrée à Laurent Pécheux (l'un de ces petits maîtres du XVIIIe que l'on oublie dans les rétrospectives, qui fut pourtant un peintre délicat et l'inventeur du néo-classicisme), une toile représentant Minerve voilée, la taille prise dans une draperie mauve, assise au chevet d'un lit où une jeune femme nue, allongée dans la pose de la Vénus d'Urbino, nous regarde en rêvant, indifférente aux leçons de sa demi-sœur, effleurant d'une main une couronne de roses et froissant de l'autre un coin de drap entre ses cuisses, tandis qu'une bande d'amours chasse au filet des colombes égarées dans les courtines. Voilà : le lecteur est Minerve, la vierge sage, et l'auteur cette courtisane abandonnée aux plaisirs de l'instant, et d'abord à celui de l'imagination, le premier des péchés.

17 nov. 2012. On s'évertue à orner son roman, à entrelacer les aventures et à saccager la chronologie que parce qu'il y a un ordre immuable pour le lecteur, celui des pages, de la septième à la dernière. Il est notre otage - sinon qu'il peut à tout moment refermer le livre. Si l'on s'affranchissait de la succession des chapitres, si on le contraignait à y vaguer à sa guise (de même que devant un tableau on va d'abord à un détail, le dessin d'un tapis, une colombe s'échappant d'un panier, avant de considérer ce qui en fait l'essentiel pour le peintre, cette femme grave qui gourmande une courtisane), alors l'auteur ne serait presque plus rien. Aujourd'hui, les moyens existent ; il suffirait de jeter pêle-mêle sur l'écran les incipit des paragraphes : un clic, et celui-ci s'afficherait. Ne manque que l'auteur qui acceptera de s'effacer, qui laissera son lecteur aller à l'aventure, s'attarder sur des scènes mineures (un angelot retirant une flèche d'un carquois, une main effeuillant des roses), puis, découvrant inopinément cette femme alanguie qui célèbre ls plaisirs, s'arrêter là, sans en venir à la leçon qui justifie le livre. On pourrait même aller plus loin, émietter le texte jusqu'à jeter le hasard dans les phrases - mais le livre changerait de nature : le désordre dans les scènes, c'est encore un roman ; dans les phrases, ce serait un poème : cent mille milliards de Cent mille milliards de poèmes.

10 nov. 2014. En vidant les cartons de déménagement, j'ai eu le tort de feuilleter les brouillons de L'Oca nera, que j'avais glissés en vrac parmi les livres pour les protéger, et je suis resté trois jours assis sur le plancher au milieu des piles de vieux auteurs, enlevé à moi-même, parcourant ces pages disparates dans le désordre où le hasard me les livrait, me reprenant à ces récits commencés dans l'éblouissement de l'amour et que j'avais cru pouvoir achever malgré la perte de Livia. Ce que joie et douleur ont engendré, la raison n'y peut plus rien.

15 nov. 2014. De mon ancienne vie, il ne me reste presque rien. un nom gravé au fer rouge au linteau de ma porte : LIVIA. Une dizaine de caisses au galetas, remplies de planches colorées où la même oie naïve court de place en place sur des spirales de bandes dessinées. Et un amas de papiers disparates : des liasses dactylographiées, incrustées d'extraits de plans et de coupures de journaux, parfois furieusement annotées, des feuilles pliées en quatre couvertes d'une fine écriture, des bribes sans emploi, des tableaux chronologiques... Il faudrait retrouver la folie qui m'animait. Tenter d'oublier la question qui me taraude. Car oui, à quoi bon ?

Gérard Cartier / Journal de L'OIE / Éphéméride culturelle à rebours

Gérard Cartier, EX MACHINA, Journal de L'OIE, La hébaïde, Collection Roman, 2022, pp.28, 49.


GÉRARD CARTIER


■ Gérard Cartier

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Terres de femmes



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