Le baiser / Photo H. Cartier - Bresson / DR
Et nous avons traversé toutes sortes de bonnes choses : du soir,
du brouillard et des rues floues.
Je lui ai raconté un peu de ma vie claire-obscure (comme une
lumière avec un abat-jour dessus).
Elle a dit qu'elle n'était qu'une pauvre petite personne.
Et qu'elle ne savait pas toutes ces choses mais ses leçons de grec
et de latin.
Je lui ai dit qu'il fallait m'empêcher de voir la vie en m'en
aveuglant plein les yeux.
Elle a dit " c'est très compliqué mais je mettrai souvent mes
lèvres sur tes joues. "
Et j'ai dit que je serais content alors et même après et même
avant.
Je me demandais comment c'était possible d'avoir été si malheureux et de ne plus l'être.
Je me disais ' c'est très idéal " et je serrais très fort contre moi
la petite fille réelle.
Tout de suite, j'ai compris en la voyant quitter l'école qu'elle
quittait nos jeux passés.
Et elle a mis un baiser mou sur mes joues et je le lui ai rendu.
Et je lui ai demandé si elle aimait bien Rimbaud, parce que moi
je l'aime.
Et elle a dit qu'elle ne savait pas qui c'était mais qu'elle aimait
bien nous.
Nous avons mordu dans le beau fruit de l'amour enfantin et
nos dents étaient pleines.
Il était cinq heures et il y avait une heure que ça durait, notre
joie.
De nous aimer tranquillement parce que ses cours étaient finis
et parce c'est bon et que j'avais besoin de ça.
Alors elle a dit sérieusement : " il est cinq heures et je vais
rentrer à la maison ".
Et j'ai pensé à sa maison qui était déjà inquiète sans rien savoir.
Et elle a pris son tram et elle m'a fait un petit salut de loin, au
fond du noir.
La petite fille qui sortait de l'école est entrée dans ma vie.
Christian Dotremont, " Petite " in Ancienne éternité & autres textes. La vignette de couverture est de Christian Dotremont, Éditions Unes, pp. 22, 25.