Jean-Gilles Badaire devant l'une de ses oeuvres
Lettre de l'intranquillité (extrait)
Pour Jean-Gilles Badaire
Comment parler de l'évidence, de ce jour qui n'en finit plus où vous vous êtes donné à la peinture pour naître davantage au monde, à son ombre et à sa lumière ? Vous portiez déjà entiers le souvenir des origines et le savoir du terme. Mais le geste d'énergie-silence, geste-voir jusque-là ignoré, ou seulement pressenti et désiré, ne s'était pas encore déployé pour en faire résonner les contraires. Ce jour-là qui se confond avec l'intime, les Cérémonies, rituels d'humanité et de violente tendresse, ont commencé. Elles se sont ensuite répétées en séries toujours nouvelles. Prenant racine en un arrière-pays de farouche innocence, de chaos et d'ordre magique, elles se déroulent dans l'espace-temps absolu de vos toiles, dans vos carnets, sur vos papiers, dans des livres. Elles occupent le blanc, y font briller quelque chose qui libère les Révoltes secrètes.
Trop souvent enfouie, de source en torrent, de rivière en fleuve, l'enfance d'où vient votre œuvre remonte, charriant les couleurs d'un paysage de glaise, de sable ou de gel, y faisant surgir une closerie de ciel et d'eau, l'éruption d'un volcan de feu, de pollens et de cendres. Elle travaille les formes intériorisées des bosquets, les tiges frêles, creuse les puits et les étangs, ouvre les grottes et les Greniers d'ici et d'ailleurs. Au pays de Villaine, de La Marolle, des Gabeaux, l'être entier déjà était en éveil et la nature encore paysanne vous offrait une matière première pour le corps et l'esprit dont votre peinture, qui contient tous les âges et plusieurs civilisations, garde les traces. Le bois, les ordures, les rigoles, le cambouis, les dalles moussues, mes lentilles d'eau, les cadavres de bêtes, les Tessons, témoignaient d'une vie qui s'entrelaçait à l'humain. Lestées de ces motifs, vos natures mortes s'animent par le pouvoir de l'encre, de l'huile ou du goudron. Vos toiles et vos papiers sont peuplés d'irréelles réalités. Les lits côtoient des barques échouées, les chaises bambara accueillent des fantômes de crânes, les bêtes fières épousent tragiquement leur destin. Attends titre le tableau s'adressant à celui qui regarde, attends mais quoi ? Que les pots mènent leurs danses de derviches tourneurs, que les brindilles ou les fleurs volent pour joncher les sols comme des apparitions ? Que les pierres soient scellées dans la terre, les vases renversés par bourrasques ? Les arbres nus des Grands paysages donnent la réponse, tout autant que les bouquets couchés et les croix des 14 Stations. Dans vos tableaux, les choses profanes et sacrées gravement muent et de pigment en pigment nous éclairent. Elles fréquentent, de loin ou de près, la figure des morts et des vivants. Animaux et squelettes, Mariées et Folles, Reine ou Infante d'Afrique, sont de clarté étreints mais venus de nuit archaïque ils y retournent.
Votre regard sur ces corps n'oublie pas que le voyage est aussi passage...
Sylvie Fabre G., La maison sans vitres, La Passe du vent 2018, pp. 85, 86.
Originaire du Berry, Jean-Gilles Badaire, peintre et écrivain ami des poètes est décédé le 8 novembre des suites d'une maladie.