Ma chronique du 11 novembre 2016 décrivait une réunion quasiment furtive au pied du monument aux morts du village. Leconseil municipal était certes au grand complet mais presque seul à commémorer l’armistice. Recroquevillés sur le trottoir pour ne pas gêner la circulation automobile, les rares participants semblaient même étonnés d’être encore si nombreux. Ce 11 nombre 2022, en revanche, l’animation autour du monument aux morts vaut au moins celle de plusieurs dimanches matin réunis.
Tout fiers d’avoir pu remplir leur réservoir de ce pétrole si bruyamment honni, les SUV et autres 4X4 des écolos de centre-ville sont arrivés dans la nuit et tourbillonnent à grand ronflement de leurs puissants moteurs à la recherche d’une place de stationnement. Ils viennent faire provision de pain au dépôt qui remplace l’ancienne boulangerie, acheter le Monde, L’Équipe ou Paris-Match au bureau de tabac presse, parader au Bistrot des Mégalithes sur la place de l’église et profiter ainsi du grand "week-end" dans leur résidence secondaire héritée de leurs parents pour faire la fête.
Le 11 novembre 1918, Yacine, le héros de Yasmina Khadra, et ses compagnons rescapés de la Grande Boucherie vivaient eux aussi un jour de folie heureuse, la guerre était enfin finie ! Quatre années plus tôt, Yacine vivait encore dans son village sans nom perdu au milieu du djébel algérien avec ses frères et ses sœurs, sauf les deux aînées qui avaient déjà été mariées, à peine pubères, à des gamins obtus qui les retenaient prisonnières au loin. La mère tentait de nourrir tout ce monde avec le peu que la mauvaise terre acceptait de fournir. Le père, manchot et "emmitouflé dans son ombre", ne fréquentait personne, ni les vieillards qui égrenaient leur chapelet au pied du caroubier ni la mosquée où l’imam exhortait chacun à prendre son mal en patience avec dévotion, courage et humilité. Ils vivaient dans la misère sans le savoir parce qu’ils ne savaient pas qu’il pouvait y avoir une autre manière de vivre mais ils vivaient surtout dans la crainte de croiser un jour le chemin du caïd, Gaïd Brahim. Lorsque, par un jour ordinaire de septembre et dans un nuage de poussière et de sable, se présenta la cariole de Babaï, son séide, armé de son fouet en guise baguette du destin.
Comme les Tayeb, Amokrane, Haj, Boudjema et autres Salah et Sid Tami extraits eux aussi de leur bled, Yacine est embarqué dans les wagons à bestiaux d’un tortillard en direction d’un centre d’entrainement à Mostaganem. Sous les hurlements sadiques d’un sergent et d’un adjudant-chef, ils apprennent à répondre à l’appel trois fois par jour, à marcher au pas, à tirer avec un vieux fusil du siècle d’avant, à jouer de la baïonnette et à marcher au pas, en un mot, à obéir aux ordres et à tuer. Puis, à l’issue d’une traversée tumultueuse, un bateau les vomit sur un quai à Marseille, d’autres trains les emportent vers le nord et après une nuit dans la paille et un mauvais quignon de pain, ils partent pour le front : là, mes gaillards, vous apprendrez ce que c’est que la guerre et à sauver votre peau ! Ils apprennent vite. Ils vivaient déjà la camaraderie au quotidien. Dans les tranchées, ils apprendront à survivre ensemble, l’un à côté de l’autre, l’un par l’autre. Ils apprendront que leur vie tient à bien peu de chose et surtout au hasard. Ils apprendront la peur, la souffrance, la mort, celle des copains, des vrais amis, des presque amis, des simples connaissances, des inconnus, des milliers d’inconnus. Jusqu’à ce que l’agent de liaison se dirige vers leur compagnie en s’égosillant à en perdre la voix, la guerre est finie !
Yacine refranchira la mer, il aura moins peur cette fois, il a un but, un espoir, revoir son douar, la montagne derrière laquelle se couche le soleil, sa mère, son père… Pour une fois, la chance a posé sa main sur sa tête car ils sont peu nombreux à avoir traversé les quatre années de folie et à rentrer au pays. Mais l’avenir n’est souvent qu’un ramassis d’illusions ! (Les Vertueux, Yasmina Khadra, éd. Mialet-Barrault)