J’apprends par l’employée du dépôt de pain du village que le tenancier du désormais Bistrot des Mégalithes sur la place de l’église a enfin consenti à en décrocher les volets et à rallumer sa machine à café. C’est l’occasion d’y faire un détour pour saluer quelques compères que je ne rencontre que rarement par mes chemins de randonnée.
Coincé entre ses bouteilles et le bar, Mathias officie avec la dextérité d’un professionnel. Tignasse et barbe de soixante-huitard du Larzac et aussi maigre qu’un baroudeur du désert, il esquive les questions comme un politicien et remplit les verres comme un tavernier auvergnat. On en oublierait presque qu’il n’y a pas si longtemps encore, il promenait son "attaché-case" dans les couloirs de quelque tour de verre du quartier des affaires de la Capitale.
De l’autre côté du zinc et comme chaque samedi matin, le premier-adjoint cultive sa clientèle au milieu d’une escouade de trentenaires descendus de la ville après les confinements covidesques. En jean et baskets de marques, ils arboreront bientôt, automne oblige, les velours côtelés et les gilets de peau de mouton pour, croient-ils, faire local. Peut-être espèrent-ils ainsi s’intégrer plus facilement à la population bien qu’ils ne la côtoient que de loin, que pourrait-elle comprendre aux affres du télétravail ? Armés du sourire convivial de rigueur, ils écoutent en effet l’édile d’une oreille distraite, ils préfèrent "échanger" entre eux à propos des méthodes de culture bio de leurs trois pieds de tomates, des bienfaits de la tisane de sauge glacée pour résister aux canicules et des innombrables vertus du purin d’orties pour tout et n’importe quoi. Constater, à les écouter, combien les bonnes vieilles recettes de nos grand-mères restent toujours d’actualité ne peut que réchauffer le cœur. Jusqu’à ce que Gilbert pousse la porte à son tour.
Gilbert est agriculteur comme son père le fut avant lui. Outre ses poules et ses lapins en lisière de son potager comme autrefois chaque maison à la campagne, il élève des vaches laitières et trois ou quatre centaines de moutons, entretient des prairies pour les y faire paître et récolter du foin pour l’hiver, cultive des champs de blé, d’orge et d’avoine qu’il livre à la coopérative et fait même pousser, en bordure d’un étang, du maïs à ensiler. En un mot, un agriculteur comme on en faisait encore au siècle dernier, avec, sous ses vastes hangars, tracteur de 150cv au moins, moissonneuse-batteuse large comme une route départementale, charrue à cinq socs, même s’il ne laboure plus guère et, surtout, épandeur de fumier malodorant, semoir à engrais et autres pulvérisateurs de produits pestiférés.
À peine a-t-il franchi trois pas qu’un silence réprobateur tombe sur l’assistance telle une chappe de brouillard sur une vallée perdue au cœur des Monts. Passées les premières secondes d’étonnement, son visage se ferme et ses yeux pétillent d’une lueur hargneuse. Mais il redresse la tête et fonce au fond de la salle où trône l’ancien garde-champêtre.
"Deux" gueule celui-ci en portant un doigt à son béret en guise de salut et en levant son verre à l’adresse du patron. Et désignant l’assemblée du menton, il ajoute : ils voudraient que tu nourrisses la terre entière comme ils cultivent leurs petites herbes dans leur carré de pelouse, ils n’y connaissent décidément rien ! Gilbert hoche la tête et passe une main dans ses cheveux déjà bien grisonnants. De toute façon, répond-il tandis que les deux bières déversent leur mousse sur le formica, j’arrête tout. Et devant le regard étonné de l’autre, il poursuit : j’en ai marre de m’abrutir au travail sept jours sur sept pour rembourser les prêts, payer toujours plus d’assurances et n’en retirer que tout juste de quoi survivre. Alors tu vois, recevoir en plus des leçons d’une bande de godelureaux qui croient tout savoir mieux que tout le monde, là … !