Lecture d'Angèle Paoli
Photo: → G.AdC
"la lumière suffira-t-elle à détrôner le noir ?"
"... tout ce qui est touché par la lumière se souvient de cette lumière "
" certains survivent à la bataille... certains à leur enfance... certains ne survivent à rien... "
Ainsi dit et écrit le poète américain Peter Gizzi dans " Nocturne ", troisième volet du recueil Et maintenant le noir. La question qui vient aussitôt à l'esprit interroge le poète : à quoi donc Peter Gizzi tente-t-il de survivre ? La " camera obscura " qui le hante aura-t-elle raison de la lumière ? Omniprésente dans l'ensemble du recueil, la lumière suffira-t-elle à détrôner le noir ?
À lire les titres de certains poèmes de la première section, la lectrice que je suis ne peut que douter. Par ailleurs, les deux dédicaces qui précèdent l'ouverture du recueil - la première adressée à son frère Tom, la seconde au chanteur Jason Molina- sont déjà un élément de réponse qui conduit vers le " noir ". Le poète tente de survivre à la perte irrémédiable qu'est la mort.
Lui aussi en allé (Tom) / Je te rejoins où l'on survit (Jason Molina). Au manque et au vide que la mort a ouverts en lui. Et peut-être aussi à sa propre mort, envisagée sous la forme du cadavre :
" j'errai toute la nuit en compagnie de mon cadavre ..." écrit le poète dans " Nocturne ". Car la mort du frère tant aimé a vidé Peter Gizzi de son passé, de son enfance, de sa propre vie :
" Ces années où j'étais vivant, je vivais à l'ère de la voiture rapide. "
Ce vers implique la présence d'une frontière temporelle intérieure, marquée par un avant et un après. Laquelle est explicitement exprimée dans les vers du premier poème éponyme du recueil (il y en a deux), " Et maintenant le noir ":
Photo: → G.AdC
Le sentiment de désarroi et de solitude, la multitude de questions contradictoires que ce sentiment fait se soulever en lui imprègnent le quotidien des jours. Ainsi, dans le même poème, à quelques strophes de distance, le poète se reprend en affirmant l'inverse de son propos précédent. Peut-être pour s'encourager à être toujours vivant :
" J'ai lu que chaque instant est une occasion de grâce
et je pense que chaque instant est une possibilité d'art.
Je lace mes chaussures et maintenant je suis debout seul
dans la lumière d'encre. " (" Et maintenant le noir ",1)
Il arrive aussi que l'exaspération se manifeste avec force et impatience :
" j'en ai marre du soleil couchant
alors que j'attends le passé
pour me remettre
en présence des vers. " (" Dernier poème ")
Comment dès lors, face à tant d'obstacles - intérieurs et extérieurs - s'essayer à la poésie et à l'art ? Le poète n'est-il pas lui-même un élément de cette machine dont il dénonce les excès ? Toute tentative n'est-elle pas vouée à la toute impuissance puisque " les produits chimiques s'infiltrent partout. " ? Y compris dans l'encre noire et dans les pages; y compris dans les œuvres d'art, quelles qu'elles soient. L'écriture, qui est au cœur des interrogations du poète, l'est aussi au cœur de sa révolte et de son impuissance :
Pris dans l'immense brouhaha de " tout ce bazar ", ballotté dans le tourbillon de voix indistinctes qui emporte toute chose, le poète épanche son pessimisme, sa fatigue, son dégoût en une énumération de dénonciations introduites par la répétition anaphorique " je pensais en avoir fini avec... "
Cependant, au fil des poèmes qui composent le recueil - lequel se répartit en quatre sections - Lyrique/ Guirlande / Nocturne / Coda -, se lisent et se manifestent des forces inattendues. Le lyrisme - qui se lit jusque dans le flux quasi ininterrompu des poèmes de la première section - et l'élégie, deux constantes de la poésie depuis ses origines, sont ici revendiquées. Lyrisme et élégie sont l'arme d'élection du poète. Une arme affutée, propre à dire la présence d'un " je " qui parle de lui, affirme son existence et son intériorité, exprime haut et clair ses sentiments, accorde à la plainte et aux pleurs la place qu'ils occupent dans l'être souffrant du poète, en sont les marques soutenues. Propres à clamer l'amour pour le frère défunt. La poésie qui se vit dans ce recueil est poésie de l'intime. Lyrisme et élégie sont ici pleinement assumés. Ils sont l'expression profonde et vraie de la poésie de Peter Gizzi. Sans emphase sans dramatisation, sans excès. Elles le définissent :
Pour autant, si pour le poète " l'élégie tonifie ", elle n'en est pas moins cruelle. Associée à la " rouille " elle l'est aussi à la mort, autre constante avec l'amour, de la poésie lyrique de tous les temps. Elle est ici associée au chant, aux pleurs, à tout ce qui chante dans l'humain. À la beauté :
" Tout commence à voluter
chante largo, si splendide
est l'aurore
qui éclôt, les hymnes d'églises,
et chut nous pleurons
acceptant la mort, roucoulons,
dans le noir, splendide. "
Associée à la lumière, la beauté l'est aussi au chant et aux couleurs du monde. De même la poésie. Extrait de la section intitulée " Guirlande ", le poème précédemment cité, dit le chant et les pleurs. Mais aussi la beauté de la guirlande antique, florale, dont se ceignaient jadis les jeunes beautés et nymphes de la nature. Pourtant rien de mièvre dans cette métaphore florale filée. Rien de précieux non plus dans ces " arias criards " qui segmentent le jour. Bien au contraire. La guirlande de vers qui court en effet dans les poèmes de cette section, poèmes brefs de 7 à 12 vers, ne laisse pas de surprendre par des images grinçantes qui déconcertent. À la fois musical et visuel, un tressage subtil fait de reprises de mots et d'échos, noue les poèmes entre eux, dessinant, sous leur " colorature " une mosaïque d'images qui se suivent, se répondent et se brisent parfois dans les chutes inattendues. Du premier poème au dernier s'ouvre un chemin poétique qui mêle chant et couleurs, associations d'objets et rencontres inédites. Avec variations et transformations. Avec cris, vrombissements, ululements et plaintes. Ainsi des poèmes d'ouverture et de fermeture de la section. " Bouton d'or et câbles ", qui sont comme les deux faces contradictoires et complémentaires d'un même miroir, dont on retrouve la présence disséminée dans les vers. Des bijoux, en réalité, les poèmes " métaphysiques " de " Guirlande ". Des bijoux qui disent " le nulle /part assourdi du présent " derrière les tours de passe-passe de la beauté.
Sous la beauté formelle des camées de " Guirlande ", se lit aussi la beauté de la nature et du monde. Et la symbiose du poète avec le cosmos. Peter Gizzi ne fait aucune différence entre les oiseaux et lui-même, entre les plantes et lui. La colombe semble souffrir des mêmes maux et la " petite chouette " méditer " trillant dans/ les choses-absences ". C'est peut-être dans cette alliance qui le lie à la nature que le poète puise sa force de vivant:
Alliance que le poète noue avec toute chose, aussi modeste soit-elle. Les pleurs du chêne ou la pluie " sur le nord véritable du poème " ; ou même les " bouts de papiers, gaze, pommes dauphines, couteaux. "
Le poème de Peter Gizzi est accueil, mais accueil authentique et talentueux. Son travail lyrique et élégiaque est celui d'un poète qui peut écrire :
" Je remanie les mots pour dire que tout ce qui est touché par la lumière se souvient de cette lumière. "
Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli
→ → -(sur poets.org) (sur YouTube) P E T E R G I Z Z I
Source
■ Peter Gizzi
sur Terres de femmes ▼
Scratch Ticket (autre poème extrait de The Outernationale)
Et maintenant le noir -, poème
■ Voir | écouter aussi ▼
→ le poème "Bolshevescent" dit par Peter Gizzi (+ une notice bio-bibliographique) une lecture par Peter Gizzi de huit poèmes extraits de The Outernationale et leur traduction en français (sauf le dernier) par Stéphane Bouquet ("Une panique qui peut encore me tomber dessus", 1.2.3.4.5 + "Spectre sans titre d'Amherst" + "Un jardin occidental" + "L'Externationale") [galerie éof, 15, rue Saint-Fiacre - 75002 Paris | 29 mai 2012]
→