Cristal noir #12 : Voiture qui surgirait devant nous du fond de la nuit

Publié le 02 décembre 2022 par Les Alluvions.com

"Nos intentions causent des effets dans le futur, qui deviennent les futures causes d'un effet dans le présent."Cette phrase résumerait le concept de "double causalité" proposé par le physicien Philippe Guillemant. Sa théorie stipule "qu'il s'exerce des influences causales dans le sens du passé vers le présent, mais qu'il s'exerce également des influences rétrocausales, du futur vers le présent."Et c'est ce phénomène qui provoquerait les synchronicités. Plus loin je lis que les synchronicités surviennent "quand la conscience parvient à sortir de ses habitudes et conditionnements pour que les potentiels choisis par le Soi puissent se connecter au présent." Un petit mot important a fait ici son entrée : le Soi. Comment le définir ? Il existerait, selon les auteurs, Romuald Leterrier et Jocelyn Morisson, trois niveaux de la conscience : "celui du véhicule (conscience automatiquement limitée), celui du conducteur (conscience du moi) et celui du cocher (conscience du guide, de Soi)." Toute la difficulté serait d'opérer la connexion la plus optimale possible entre le moi et le Soi. Pour cela, il faudrait faire une demande, ou "poser une intention", "qu'on l'adresse à une figure identifiée et plus ou moins métaphorique comme "l'ange" ou le "guide", ou bien encore à l'univers. Une forme de réceptivité doit s'installer ensuite, une ouverture à l'inattendu, voire à l'incroyable, car les synchronicités prennent leur force dans leur caractère improbable, et celui-ci est d'autant plus élevé qu'elles surviennent en série." (p. 71)


Or, cette idée forte et paradoxale d'un futur créant le présent rendait un son familier à mon oreille. Je l'avais déjà rencontré, il y avait longtemps, et ce n'était pas à la lecture de quelque ouvrage ésotérique ou de quelque traité de physique hétérodoxe, mais dans un volume de la vénérable collection de Seghers, Poètes d'aujourd'hui, celui de Pierre Desgraupes autour de Rainer Maria Rilke, dont la première édition remontait à 1958. Je me souviens encore du choc que me fut cette lecture - j'avais à peine plus de vingt ans -, l'impression d'avoir enfin compris quelque chose d'essentiel, mais que l'on gardera pour soi, de peur de passer pour un dingue ou, pour le moins, un doux rêveur. 

Ce passage* crucial, inoublié, le voici :

" Toute expérience poétique est imaginaire : elle suppose l'intervention à un moment donné de la réalité d'un "accident" des lois  dont le poète fait en quelque sorte la clé d'un univers simplement possible. En ce sens, l'univers rilkéen est un univers poétique-type, car il met en question d'une façon permanente les données de l'expérience grossière - laquelle postule, elle, la stabilité et la sécurité du monde dans la limite des lois naturelles. Vous marchez par exemple dans la rue, vous savez que rien ne peut arriver qui surprenne le fonctionnement normal et prévisible du monde. Bien entendu, vous-mêmes, pouvez être surpris par un événement que vous n'aviez pas prévu ou auquel tout simplement vous ne pensiez pas à l'instant. Mais, quoi qu'il en soit, ce n'est jamais la sûreté des lois qui par-là est mise en cause, seulement votre ignorance ou votre inattention. Et de la sorte, sitôt l'événement survenu, rien ne le distingue plus radicalement de tout ce qui l'a précédé, vous le reliez à la série antérieure des événements qui ont conduit à lui et dont vous faites vous-mêmes partie : il est des vôtres. Le concept typique de "fatalité", dont la pensée déterministe de l'Occident a été si prodigue, représente précisément l'envers poétique de cette légalité : le "c'était écrit" ne se comprend dans ce sens que si l'on en fait, non une sorte d'énigme indéchiffrable dressée en face de nous dans l'avenir, mais bien une vérité passée, contemporaine de nous et que nous n'avons pas su (ou pu) lire en temps voulu.

Rien de tel chez Rilke. L'homme de Rilke, au contraire, se meut dans un univers dont la caractéristique est d'être constamment exposé à une possibilité infinie de métamorphoses. Rien ne permet ni de les prévoir longtemps à l'avance, ni surtout de les prévenir car elles appartiennent par nature à cette "réserve d'inconnu" qu'est l'avenir. Pour Rilke, la chose qui survient n'a pas sa source dans le passé qui est le nôtre, le vecteur de l'événement est dirigé dans le sens contraire du nôtre, il vient littéralement à notre rencontre du fond d'un avenir qui l'engendre, un peu à la manière d'une voiture qui surgirait devant nous du fond de la nuit. Rien ne nous permet donc de l'assimiler à une expérience passée, il est exactement le contraire du familier et du connu : à peine arrivé, il demeure au milieu du monde comme un corps étrange et scandaleux dont c'est la nature même d'être incommensurable : "Dehors tout est sans mesure." [C'est moi qui souligne]

Pierre Desgraupes


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* J'ai déjà évoqué ce texte pour moi essentiel, en commentant un livre de Pierre Bayard, le 17 janvier 2017 : Le Titanic fera naufrage.