Béatrice Marchal | Lecture de "Marcher dans l'éphémère"

Publié le 02 décembre 2022 par Angèle Paoli

Loup bleu de Caroline François-Rubino

Marcher dans l'éphémère, qu'Angèle Paoli a écrit après la mort d'Yves Thomas, son mari, s'ouvre sur deux citations qui soulignent respectivement la présence de la mer, où la marche permet de battre le rivage (comme d'autres peut-être le font de la campagne) et la solitude, dans la pensée obsédante du disparu. Cet ensemble de poèmes noue sa cohérence dans la notion d'éphémère - un éphémère incarné par les libellules au vol léger-léger, si fragile qu'on ne sait s'il durera jusqu'au couchant, qui va peu à peu se charger d'une valeur positive, peut-être d'un sens.

Légèreté faite de frôlements, de frissons - à peine est répété, parfois même souligné - sans bruit et sans fureur, comme les pas attachés/à ton ombre : inutile de chercher un pathos déplacé, "nulle plainte/nul gémissement/ nulle prétention/à être", sinon celle de vivre aussi légèrement qu'une éphémère libellule. La poète, pour parler d'elle-même, n'emploie jamais que le tu de la deuxième personne, donnant, un instant, l'illusion qu'elle se confond avec l'aimé, mais aussi comme si sa mort l'empêchait désormais de coïncider parfaitement avec elle-même. D'où, sans doute, cette attention accrue à la nature. La mer et le maquis corse, âpre et sauvage, sont les lieux d'une inlassable déambulation. La poète nomme ce qui compose le paysage, par tout un vocabulaire floral qui juxtapose sous nos yeux posidonies, nananthées, achillées, santolines lancéolées, et autres inules, en forme de célébration.

Car celle qui pleure est aussi celle qui écrit, "les doigts repliés/sur le crayon" comme antidote à ses larmes. Au silence -" les mots se figent" - qui appartient à la fixité de la mort, elle oppose ce qui est mobile, évanescent, sans limite -" tu rassembles tes lieux// de vents/de poussière/de cendre/de parfums// de ciels". La solitude est aussi de l'ordre de l'immobile - "Rien ne traverse". Hors de question de s'y résigner, Angèle Paoli se livre à une quête qui, à défaut de trouver une certitude tangible, lui livrera le seul spectacle incontesté de la mer et d'une nature capable de substituer au temps immobile un suspens : "Tu attends/ tu cherches". Elle n'a de cesse d'y cherch[er] des signes et comprend que l'immobilité qu'elle avait crue définitive fait place à la vie qui renaît :"le temps s'étire"... "la terre encore/ persiste [...] / transmet aux hommes sa patience, sa lenteur immobile". Leçon du printemps, des lichens - l'éternité de l'éphémère n'a d'égale qu'"une éphémère longévité/à portée de regard" - assez bouleversante pour que la poète ait besoin de créer un vocabulaire apte à évoquer cette vie nouvelle :"les flèches entrelacées/ émouvantent/ le tramé des branches, les doigts effilés des morts/ s'entorsadent à la brume" et ses propres mains d'écrivaine "dansent/ s'indolenten"t. Il redevient possible aux mots de chuchot[er] : bruissement de la langue, rendu notamment par les allitérations ; c'est une langue nouvelle - ta voix porte au-delà/le chant du monde/de la mer -, elle instaure un lien nouveau, invisible à l'œil nu, aussi mystérieux que réel - "tu noues et tisses/avec les disparus/ce lien ténu/qui rattache les vivants/à leurs morts" -, une langue capable d'éclairer de cette lumière fine qui perce l'espace et le temps d'un ailleurs - langue née d'une main gardienne des mots, devenue par la grâce de ceux-ci, semblable à ces libellules dont la poète célèbre la danse légère dans l'éphémère. Le disparu fait désormais corps avec la nature où il devient possible de le retrouver - "Tu es dans l'odeur de suint des bêtes/ ...et le grelot léger du chien// tu es de la couleur même du maquis".


Fragile victoire, qui n'empêche pas le retour des souvenirs douloureux, le ressassement d'insolubles questions, l'incompréhension mêlée d'impuissance devant l'indicible mystère de la mort - "elle a passé et nous n'avons rien vu // [...] cet instant-là t'échappe encore/tu ne sais pas le dire par/quels mots en parler/comment rendre saisissable ce qui ne l'est pas". Oui, comment dire ce qu'éprouvent les vivants seuls"livrés/à leur désarroi/à ce chagrin qui s'étrangle/qui submerge. // Il n'est plus là."


Le mythe de Jonas "revenu vivant par deux fois/de la mort" hante la promeneuse, pour qui "nul miracle sinon celui/de la beauté qui étreint", celle du paysage corse où "l'immensément mystérieux/domine/qui à tes pieds se mue/en infiniment secret" - consolation telle qu'elle accepte de vivre désormais pour lui :"il ne la percevra plus que/par ton regard/à travers tes yeux/ [...] dans l'éphémère du jour// où le rejoindre."


Marcher dans l'éphémère enrichit les Cahiers du loup bleu d'un texte sur la mort aussi profond que dépourvu de pesanteur, ce qu'a compris Caroline François-Rubino en peignant un loup dépourvu de menaces à contre-jour, qui semble attendre, presque accueillant avec ses courbes enveloppantes et sa fourrure qu'on devine généreuse.


, BÉATRICE MARCHAL
peintures de Jean-Marc Brunet, Poésie,

Source
■ Béatrice Marchal
sur Terres de femmes
Dans l'écho de pas anciens (poème extrait d'Élargir le présent)
→ [Ce sera l'hiver] (poème extrait de L'Ombre pour berceau)
→ [Quelle part de soi a-t-elle sombré] (poème extrait de Résolution des rêves)
→ [Ce que tu as cru voir courir à vive allure] (poème extrait d'Un jour enfin l'accès)
Un jour enfin l'accès suivi de Progression jusqu'au cœur (lecture d'Isabelle Lévesque)
→ Gardé vivant Al Manar 2022