Prise de vue de Roger Fenton: Valley of the Shadow of Death
E t quand l'aède reprend son chant, les pleurs d'Ulysse reprennent. Le remarquant, le roi Alcinoos prie Démodocos d'arrêter. " Depuis que nous dînons et que l'aède s'est levé, / notre noble hôte n'a pu retenir ses larmes/ et ses soupirs ; sans doute, un deuil accable son esprit. "
À quoi sert une chanson si on ne peut l'écouter dix, quinze fois de suite, si elle n'exprime pas ce qu'on ressent au moment où on l'entend, si elle n'exprime pas mieux qu'on ne le pourrait des choses enfouies ou à fleur de peau, une partie de notre vie ? De retour chez moi j'avais mis un refrain qui me taraudait, une sorte de confidence presque murmurée, once upon a time I was falling in love, now I am just falling apart - autrefois je tombais amoureuse, maintenant, je tombe en morceaux. Je n'y peux rien. Éclipse totale du cœur. Rien faire d'autre qu'entendre cette chanson pour la centième fois, trop fort, me laisser submerger par l'orchestration, la voix rauque, et attendre. Attendre qu'il revienne, espérer. Ai-je jamais attendu ainsi ? Quelqu'un que je ne connais pas ? Je croyais avoir renoncé, m'être consacrée à l'art, faire de mon mieux, rendre mon travail unique, en tout cas repérable, voir des expositions, être en contact avec d'autres photographes en pensant toujours à l'art, au métier, atteindre un jour, peut-être, la célébrité, au moins une renommée. Je croyais avoir décidé de donner la priorité aux images et non à ma vie, je faisais des conférences sur l'histoire de la photo, je montrais les premiers reportages, le témoignage lointain de la guerre de Crimée, 1855, la tour de Malakoff prise par Langlois, un fort en ruines et une petite maison de bois qui semble dominer un paysage désertique, une plaine dévastée. Un télégraphe rudimentaire et des ciels retouchés, un ensemble présenté dans un panorama des Champs-Élysées - un panorama ? C'est une rotonde où sont exposées des photographies ou des dessins qui permettent de voir un paysage sur 360 degrés. Ou bien→ Roger Fenton, le photographe anglais apportant son lourd matériel en Crimée, toujours, et cette prise de vue intitulée Valley of the Shadow of Death, vallée de l'ombre de la mort, dont il existe deux versions, l'une où la route est encombrée de boulets de canons, l'autre où la route est vide et les boulets sur le bas-côté. Ont-ils été placés sur la route dans un deuxième temps, pour figurer la présence de la guerre- ainsi que le suggère Susan Sontag dans une célèbre analyse - ou la photographie vide a-t-elle été prise avant l'autre, les boulets n'étant pas encore tombés ? L'ordre des photos, outre son importance historique, aiderait à déterminer si la photographie des boulets sur la route est une mise en scène - et du point de vue contemporain, une falsification - ou si le reportage montre une réalité. Il m'arrivait de poser ces questions devant un auditoire, et quand je les posais, de m'y intéresser, il m'arrivait de décrypter la fameuse → photographie de la prise de Reichstag et du drapeau soviétique flottant sur Berlin, d'Evgueni Khaldeï, dont on sait aujourd'hui qu'elle ne fut pas spontanée, que le soldat s'y reprit plusieurs fois pour monter et brandir le drapeau symbole de la victoire. Je parlais de guerres que je n'avais pas connues, d'un matériel que je n'utilisais pas, au nom de l'histoire et de la nécessaire connaissance du passé, mais devant cette ombre d'homme, rien ne tenait plus. Total Eclipse of the Heart, au milieu du refrain - Once upon a time I was falling in love - la pluie avait cessé. And now I am just falling apart. Je retourne au café chaque matin en espérant qu'il reviendra. J'u suis à l'ouverture et je n'ose pas partir.
Le paysage disparu hier réapparaît soudain, le fleuriste, la librairie, la banque et sa façade morne, les gens qui vont et viennent sans se presser, soulagés comme moi de retrouver le monde sans catastrophe irrémédiable, soulagés d'avoir, une fois de plus, eu raison de penser, ça ira bien, tout redeviendra comme avant.
Turn around. Retourne-toi, regarde-moi. Every now and then I get a little bit lonely. Par moments je me sens un peu seule. Par moments ? À chaque instant. Cette solitude que je croyais avoir choisie ou à laquelle je m'étais habituée, résolue, voilà qu'elle devenait insupportable. Comme la pluie de la veille qui n'avait cessé de tomber, de s'abattre, transformant le monde en un brouillard liquide étendu sur les pensées et les choses, les sentiments. Turn around. Retourne-toi. Le café avait à peine ouvert, l'entrée était encombrée de cageots de salades et de fruits. J'ai repris ma place de la veille alors que j'aurais pu m'asseoir au fond comme j'aimais à le faire d'habitude mais je suis allée sur la banquette intermédiaire, ni trop près de l'entrée ni trop loin, d'où j'avais une vue directe sur la porte - comme si être à la même place pouvait provoquer les mêmes événements.
Once upon a time there was a light in my life, now there's only love in the dark.
Cécile Wajsbrot, " Totale Éclipse " in Haute Mer, Préface de Geneviève Brisac, Avant-propos de l'auteur, Le Bruit du temps 2022, pp.555, 556, 557.
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot