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Cristal noir #14 : Le doigt mire de saint Nicolas

Publié le 20 décembre 2022 par Les Alluvions.com

Je repense à Tavant. Ses fresques, énigme sur énigme. Et je me pose une question. Une question simple. Pourquoi Saint Nicolas ? L'opuscule du patrimoine n'en dit que quelques mots, en affirmant que la dédicace de l'église paroissiale doit être mise en relation avec le développement en Occident du culte de saint Nicolas dès la fin du XIème siècle, après le transfert de ses reliques à Bari, en Italie, par les Normands en 1087. Voilà, c'est tout. Il reste que saint Nicolas reste assez rare en Touraine, où peu de communes portent son nom (je ne suis pas certain de l'exhaustivité de mon relevé, mais je n'ai épinglé que Saint-Nicolas de Bourgueil et Saint-Nicolas des Mottets). Ce n'est pas la même chose en Lorraine où le saint est omniprésent, grâce à Aubert de Varangéville qui, de retour de croisade, rapporte de Bari une phalange du doigt de saint Nicolas. Une relique qui attira les pèlerins à la basilique qu'on construisit à Saint-Nicolas-de-Port, près de Nancy.

Philippe Walter, dans son excellent Mythologie chrétienne, Fêtes, rites et mythes du Moyen Age (Imago, 2005), nous donne la raison de ce doigt miraculeux : Nicolas était évêque de Myre, en Asie Mineure*, or mire, en ancien français, signifie aussi "médecin". Mieux, le Dictionnaire de l'ancien français de Tobler-Lommatzsch nous apprend que que l'annulaire porte le nom de doit mire. " La désignation est ancienne, précise Philippe Walter, puisque l'auteur latin Macrobe parle lui aussi de digitus médicinalis. Comme la relique guérisseuse de l'évêque de Myre était un doigt du saint, on peut supposer qu'il s'agissait bien de ce doigt mire." (p. 75)

Encore plus intéressant : saint Nicolas aurait partie liée avec le monde souterrain : " Le nickel est découvert en 1751 et on donne au minerai l'abréviation de Nicolaus qui est également le nom d'un lutin espiègle. En mythologie, les lutins (comme les nains) sont liés au monde souterrain et à ses richesses minérales (Kupfernickel désigne en allemand le "lutin du cuivre" avant de désigne le métal lui-même)."

Faut-il s'étonner alors qu'on édifie une crypte sous ce choeur d'église de Tavant ? La dédier à saint Nicolas, c'est d'abord l'inscrire dans la thématique qui lui est propre. Alors on rehausse le choeur, qui prolongeait auparavant la nef sans interruption, et l'on creuse dessous, en tenant compte des maçonneries existantes. Et comme le saint vient d'Asie Mineure, on fait venir un peintre familier de la symbolique byzantine.

Il se trouve que Saint-Nicolas-de-Port est aussi un important site d'extraction du sel depuis le Moyen Age. Le sel, autre richesse du sous-sol : " Comme pour rappeler ce lien séculaire de Nicolas et du sel, l'église de Varangéville est encore dédiée à saint Gorgon, un martyr qui eut les intestins salés par ses bourreaux." Et Philippe Walter ne manque pas de souligner que ce Gorgon " évoque irrésistiblement le Gargantua rabelaisien dont le lien avec le sel est bien rappelé dans le roman."(p. 76)**

Tavant se situant au plein coeur du pays de Rabelais, où Gargantua n'a cessé d'imprimer sa trace, nous voici donc en présence d'une réplique du doublet lorrain Nicolas-Gorgon.

Et ce doublet n'est-il pas lui-même une autre forme du couple célèbre saint Nicolas/Père Fouettard ? En Lorraine, et dans les pays germaniques et anglo-saxons, saint Nicolas (ou Santa Claus, qui en est une dérivation***) n'a pas encore été tout à fait détrôné par le Père Noël, qui en est le moderne avatar. Saint Nicolas distribue les cadeaux aux enfants sages, le Père Fouettard se chargeant, lui, des chenapans. " Ce Père Fouettard, écrit Philippe Walter, est un croquemitaine, véritable Homme sauvage et fantôme hirsute à la barbe rousse. Dans le folklore contemporain, il est le témoin fossilisé de l'ancêtre païen du saint. [...] C'est l'ogre-fée, un maître d'abondance et de richesse (un dieu plutonien des morts) mais dépossédé de ses traits positifs au profit du saint évêque qui le domine. Saint Nicolas le traîne derrière lui, comme d'autres saints le monstre ou la tarasque qu'ils ont apprivoisés." (p. 77-78)

Jacques Warminski n'était-il pas en somme l'ogre-fée de notre temps ? Creusant dans le tuffeau les intestins montant jusqu'à l'horizon d'une hélice au dessin proche de la crosse de l'évêque, sacrifiant aux rites bachiques avec le revigorant Rosé d'Anjou, tel le dieu sibérien Mikoula, dieu des récoltes et de la bière ?****

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* Très récemment, en octobre, des archéologues auraient retrouvé la tombe exacte de saint Nicolas de Myre dans une église byzantine d'Antalya, en Turquie.

** Par exemple : " Grandgousier estoit bon raillard en son temps, ayant à boire net autant que homme qui pour lors fut au monde, et mangeait voluntiers salé."( Gargantua, III, p. 174, édition Quarto/ Gallimard)

*** Claus pour Nicolaus.

**** Le verbe russe nicolitsja signifie "s"enivrer".


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