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Cristal noir #15 : Le trou de la Sibylle

Publié le 28 décembre 2022 par Les Alluvions.com

En retournant dans le tapuscrit de Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche, et en feuilletant ses pages ensuite au hasard, je suis tombé sur l'épisode du 30 juillet 1967. Comme à chaque épisode, une contrainte que je m'étais donnée était d'évoquer un fait divers qui s'était réellement déroulé ce jour-là précisément, sans d'ailleurs le désigner comme authentique et en le mêlant le plus intimement possible à la trame fictionnelle. Pour ce 30 juillet, le fait divers retenu avait été l'agression au poignard d'une femme de notaire sur un capitaine du camp américain de Saint-Benoît-la-Forêt*, lequel avait eu l'audace de vouloir retrouver son Arkansas natal sans ramener la dulcinée frenchie dans ses bagages.** A partir de là, j'avais inventé une rencontre à Chinon entre l'inspecteur Lagneau, qui menait l'enquête dans le roman, avec la jeune et sémillante tourangelle Isabelle Deville (l'histoire commençait par un double assassinat à Tours). Le vin à leur table n'était pas anodin : "Elle se tut, ménageant ses effets. Il affectait de ne rien laisser paraître de son impatience, se resservant une rasade de Saint-Nicolas de Bourgueil."

Merveille de la sérendipité : recherchant des informations sur le net sur un passage de Gargantua (voir la note *) je débouche sur une référence à la Sibylle de Panzoult, personnage qui apparaît au chapitre XVII du Tiers Livre. Or, Panzoult, c'est le village en face de Tavant, sur la rive droite de la Vienne.

C'est sur le conseil de Pantagruel que Panurge est venu discuter, sur la question de savoir s'il doit ou non se résoudre au mariage, avec cette vieille Sibylle "qui prédit toutes les choses futures". Epistémon et Panurge y parviennent au bout de trois jours de route. La maison "mal bâtie, mal meublée, tout enfumée", ne paie pas de mine mais Epistémon ne manque pas de mettre en avant quelques épisodes mythologiques où les dieux ne dédaignèrent pas d'entrer dans semblable logis. Panurge salue en tout cas profondément cette vieille bique fort mal en point, tout occupée à confectionner un pot-au-feu de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil os à moelle, et lui présente un riche assortiment de cadeaux avant de lui glisser au "doigt médical"(nous retrouvons là le doigt mire de saint Nicolas) "une verge d'or bien belle, dans laquelle était magnifiquement enchâssée une crapaudine de Beuxe." Il s'ensuit une parodie burlesque des scènes célèbres où Enée descend aux Enfers avec la Sibylle de Cumes. La vieille finit par écrire avec son fuseau huit vers courts sur autant de feuilles d'un sycomore qu'elle avait en sa cour, avant de retrousser, sur le perron de sa porte, cotte et chemise et de leur montrer son cul. "Par le sambre goy de bois, voilà le trou de la Sibylle", s'écrie Panurge.

Cristal noir #15 : Le trou de la Sibylle

Sybille en sa demeure, Albert Robida, Illustration du Tiers Livre de François Rabelais, illustré pour une édition des Œuvres complètes en deux volumes par la Librairie illustrée en 1886.


Après le boyau culier de l'Hélice terrestre, voici donc le cul de la Sibylle. Décidément...

Pourtant Tavant - et c'est une légère déception -, est absent de l'œuvre de Rabelais. Ce n'est pas le cas de saint Nicolas qui, lui, est bien présent dans le Pantagruel, au chapitre 29, où il affronte 300 géants armés de pierres de taille, et Loup-Garou, leur capitaine. Panurge, contrefaisant celui qui a la vérole, raconte aux géants "les fables de Turpin, les exemples de saint Nicolas et le conte de la Cigogne". Il faut  noter que le cul, là encore, n'est pas bien loin. Un peu plus haut, Panurge a dit à Pantagruel :"C'est bien chié en mon nez (...) vous vous comparez à Hercule ? Vous avez, par Dieu, plus de force aux dents et plus de sens au cul que n'en eut jamais Hercule dans tout son corps et son âme."

C'est encore Panurge que l'on retrouve dans le Quart Livre en grande panique dans la tempête qui ébranle son navire, implorant saint Michel d'Aure et saint Nicolas. La promesse qu'il leur fait mérite le détour : "Je vous fais ici un bon voeu, et à notre Seigneur, que si vous m'aidez - je veux dire si vous me mettez en terre hors de ce danger-ci -, je vous construirai une belle grande petite chapelle ou deux entre Candes et Montsoreau, et il n'y paîtra vache ni veau !" En note, (de l'édition Quarto, dirigée par Marie-Madeleine Fragonard) il est précisé qu'il s'agit d'un proverbe : de fait, les deux villages sont contiguës et la promesse n'est donc que du vent...***

Panurge revient sur ses voeux au chapitre 24, la tempête passée : 

"Ecoutez, mes beaux amis, je fais serment devant la noble compagnie : pour la chapelle vouée à M. saint Nicolas entre Candes et Montsoreau, j'entends que ce sera une chapelle-alambic d'eau rose, dans laquelle ne paîtra vache ni veau. Car je la jetterai au fond de l'eau.

- Voilà bien le galant, dit Eusthénès, voilà le galant, galant et demi ! Cela vérifie le proverbe lombard :"Passé le péril, oublié le saint !"

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* Autrement dit, à moins de vingt kilomètres à vol d'oiseau de Tavant, sur l'autre rive de la Loire. Notons aussi que c'est dans cette contrée que fut soi-disant retrouvée par un certain Jean Audeau la généalogie de Gargantua, dans un grand tombeau de bronze enfoui dans un pré qu'il possédait près de l'Arceau Galeau, en dessous de l'Olive, dans la direction de Narsay. Tous lieux-dits du Chinonais, entre Tavant et Saint-Benoît. Sur cette question, on peut lire l'article de Gilles Polizzi, Le tombeau de Gargantua et le temple de la Dive : l'illusion référentielle de Gargantua au Quart Livre, https://www.persee.fr/doc/rhren_1771-1347_2011_num_72_1_3130

Cristal noir #15 : Le trou de la Sibylle

Sur cette carte, on voit la proximité des lieux mentionnés dans ce billet, Tavant (église Saint-Nicolas), Panzoult, Saint-Benoît -la-Forêt, (à la Cave de la Sibylle, on peut aujourd'hui acheter du vin...)


** Je ne suis pas parvenu à retrouver cet événement sur le net. Et je suis pris d'un doute. S'il existait bien un camp américain dans cette commune du Chinonais (évacué justement cette année 1967 selon les désirs de De Gaulle), n'aurais-je pas inventé l'incident ?

*** Dans notre périple vers l'Hélice terrestre et Tavant, nous avons à l'aller comme au retour traversé ces deux villages.


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